UN AMOUR CRÉPUSCULAIRE...
Récit érotique écrit par Christiankiki66 [→ Accès à sa fiche auteur]
Auteur homme.
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Histoire érotique Publiée sur HDS le 24-05-2020 dans la catégorie Entre-nous, hommes et femmes
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UN AMOUR CRÉPUSCULAIRE...
Auteur à succès je l'étais, je le suis d'ailleurs depuis très longtemps, et mes lecteurs, mes lectrices surtout, devrais-je dire, attendaient avec une impatience non dissimulée mes prochaines parutions. Mon thème de prédilection en matière d'écriture portait en effet un nom quelque peu galvaudé, et souvent avilissant pour quelqu'un de mon talent. On disait alors que j'écrivais des romans « à l'eau de rose », des histoires à faire pleurer dans les chaumières les âmes les plus récalcitrantes à ce genre désuet, qualifié encore aujourd'hui « d'art mineur ». C'est grâce à de tels écrits, cependant, que me fut décerné il y a quelques mois le prix très convoité « Cupidon », tout un programme comme on peut imaginer, et je n'en suis pas peu fier.
Je savais faire autre chose, bien entendu. J'avais commis par le passé, dans mes jeunes années, quelques nouvelles intéressantes sur des thèmes les plus variés, où l'amour le disputait, le plus souvent, à des anecdotes plus terre à terre, des chroniques du terroir. Truffées de références plus ou moins historiques, elles avaient connu un succès d'estime, sans plus, et pas suffisamment en tous cas, pour me permettre d'en vivre correctement. J'avais depuis toujours un goût prononcé pour les beaux-arts, la peinture essentiellement, et sans lesdits romans, je n'aurais pu assouvir mes passions. J'étais donc un écrivain contrarié, si l'on peut dire, mais l'essentiel n'était-il pas que mes lecteurs et lectrices soient satisfaits, après tout ? Du roman à « l'eau de rose » aux nouvelles érotiques, il y avait un gué qui ne paraissait pas si large que cela à franchir, et je n'hésitai donc pas, un soir d'ennui, à m'y atteler. Moi qui a une certaine propension à la sémantique, je m'aperçois que « s'atteler » n'est peut être pas le mot le plus judicieusement choisi, mais qu'importe, après tout, un peu d'humour léger ne peut nuire.
Ce genre de « chef-d’œuvre », à ne pas laisser tomber entre les mains des plus jeunes et de certaines âmes sensibles, ne présentait en général pas un caractère outrancier. On n'y rencontrait guère de termes crus, ou de descriptions trop grivoises, comme dans les écrits pornographiques, et certains sites spécialisés les accueillaient donc sans réticence, pourvu qu'ils n'offensent pas la morale. Leur comité de censure se montrait souvent des plus souples, tant il convenait de faire fonctionner ces sites au maximum, des intérêts commerciaux se cachant souvent derrière la façade, par le biais de la publicité. C'est ainsi qu'après en avoir envoyé une, puis deux, mon style fut enfin remarqué, et dès la troisième parution, je recevais des compliments ainsi que quelques encouragements de lecteurs. C'est donc sur ce même site, et sous un pseudonyme connu de moi seul, que je parvins au chiffre assez conséquent d'une trentaine de nouvelles érotiques. Je savais qu'elles étaient lues avec avidité, plus souvent cette fois-ci par des hommes, lesquels se réjouissaient à l'avance des quelques anecdotes croustillantes dont je les émaillais, mais quelques personnes du beau sexe me suivaient également. On a la clientèle que l'on mérite, après tout, et je n'allais tout de même pas refuser la leur.
Je m'apprêtais à en commettre quelques autres, prenant conscience néanmoins qu'en de tels termes châtiés, et devant m'en tenir aux limites que m'impose la bienséance, je n'irais plus très loin sans doute. Bah, après tout, cela n'aurait été qu'une expérience supplémentaire dans une vie d'écrivain déjà bien remplie, et tant d'autres pôles d'intérêt m'attendaient encore. Mais voici pourtant, qu'un jour, je trouvai dans ma boite mail un message, rédigé à peu près en ces termes: « Monsieur, j'ai fini par oser vous écrire ce message, pour vous dire combien j'ai apprécié vos histoires, qui sont toujours d'une correction rare sur ce site, et surtout bien rédigées. J'aimerais faire avec vous plus ample connaissance, si toutefois, vous n'y voyez pas d'inconvénient. Restant dans l'attente de votre réponse, et avec encore mes plus vives félicitations ».
J'avoue être resté tout d'abord très circonspect à la lecture de ce message. Je n'écrivais pas, bien évidemment, pour provoquer de telles rencontres, ou à tout le moins, un tel échange avec mes fidèles lecteurs, et puis j'ignorais complètement qui pouvait être cette personne, homme ou femme, jeune ou âgé(e), et encore moins les raisons qui le ou la poussaient à m'écrire. Trois jours de réflexion, et un message plus tard, pourtant, j'informai mon correspondant que j'avais apprécié son message et ses compliments, et que ce serait pour moi un honneur et un plaisir d'échanger avec lui ou elle. Cela se passait un quinze septembre et j'ignorais alors que cette belle histoire (car elle allait en être une) durerait trois ans et demi. Une histoire comme on en imaginerait même plus de nos jours, une belle histoire d'amour, un amour d'autrefois.
Ce fut tout d'abord notre messagerie qui fut mise à contribution pendant quelques semaines, le temps d'apprendre à nous connaître un peu mieux, de nous découvrir, pour tout dire, et ce fut elle (car il s'agissait bien d'une femme, comme je le présumais) qui se découvrit en premier. Oh rien de bien important tout d'abord, encore que tout ait une importance dans ce genre de relation, laquelle ne fut pas sans me rappeler, dès le début, les plus belles œuvres épistolaires des siècles passés. Sa façon presque précieuse d'écrire, l'étendue de son vocabulaire et de ses connaissances en de multiples domaines, ne pouvaient que m'éblouir. Nos premiers échanges restèrent cependant d'une platitude que je n'aurais jamais imaginée, une fois sortis de leur contexte les textes qu'elle avait lus de moi, et lisait des autres. Les autres, j'étais bien en peine d'en discourir d'ailleurs, tellement certain de la qualité de mon style, pour ne pas dire imbu de moi-même, d'une part, et souhaitant encore moins copier les idées de ces écrivains de pacotille. Je le lui dis tout net, un jour, où elle me vantait à l'excès un jeune écrivaillon qui lui plaisait tant, et qu'elle l'avait contacté par mail. Elle le comprit si bien qu'elle ne m'en parla plus.
Au fil des premières semaines, toutefois, nous n'en restâmes pas au simple stade des convenances et j'appris tout d'abord son prénom, Arlette, un prénom que j'aimais beaucoup parce qu'il me faisait penser à Arlette, la mère de Guillaume le Conquérant, et à Falaise, dans le Calvados, qui avait bercé une partie de mon enfance. Elle me précisa également une foule de petits faits anodins sur sa jeunesse, et de ce qu'elle m'en expliquait, de ce que je pus en comprendre du moins, sa jeunesse marseillaise n'était pas toute proche. Et puis un jour, nous nous découvrîmes un second point commun, hormis notre passion pour la littérature. Elle était née comme moi un 4 juillet, et si la bienséance m'imposait de ne pas lui en demander l'année, je pus rapidement en conclure, de par ses propos, qu'elle était née avant la seconde guerre mondiale.
Elle avait donc, d'après mes calculs, une dizaine d'années au moins, de plus que moi. Voilà qui n'était pas banal, et cela, en soi, suffisait à m'intriguer. J'appris en effet qu'elle avait travaillé comme moi, étant encore toute jeune, dans un entreprise de transports frigorifiques ferroviaires, aujourd'hui presque centenaire. C'était là une troisième similitude entre nous, que je pouvais facilement vérifier par recoupement, et par diverses évocations de nos souvenirs. Elle ne trichait donc pas. Tout de même, c'était rageant de connaître sa date anniversaire, sans en savoir l'année, mais en même temps, pourquoi m'y serais-je intéressé? La différence d'âge entre nous ne présentait aucun autre intérêt pour moi que simple curiosité. Elle n'était après tout rien d'autre pour moi qu'une simple correspondante... Oui, seulement voilà, je sentis assez vite qu'elle souhaitait s'attacher un peu plus à moi, et insidieusement se glissait en moi le besoin d'en savoir plus sur mon admiratrice. Elle allait devenir mon égérie mais je l'ignorais encore.
J'avais pris la peine, dès le début, de lui préciser que j'étais marié, et que j'aimais ma femme, même si, comme dans de nombreux couples, au fil des ans, la désunion et la mésentente gagnaient sournoisement du terrain. Il n'y avait donc rien entre Arlette et moi, je le disais plus haut, mais pour autant, des petits filaments, des plus ténus encore, tendaient à se tisser par toutes petites touches, je le sentais bien. J'ai toujours été très intuitif, une qualité assez rare chez les hommes, mais aussi très sensible aux ambiances, au feeling comme disent nos amis anglais. Qui aurait parlé d'amour à mon propos ce serait alors lourdement trompé, croyez le, mais tout de même, étais-je vraiment si sûr de moi que je voulais bien le laisser paraître ? j'éprouvais, lentement mais sûrement, le besoin de rentrer un peu plus dans sa vie, et le hasard n'était certainement pas seul responsable. Elle commençait justement à m'en préciser un peu plus sur son passé, principalement sur ce veuvage qui l'oppressait depuis sept ans, après qu'elle ait perdu son époux, d'une longue et cruelle maladie, un cancer de la prostate pour parler clairement. Ils avaient été mariés quarante ans, quarante longues et agréables années d'un bonheur inégalable, et ses accents de sincérité n'étaient pas feints.
Elle avait épousé sur le tard Roger, lequel avait exercé le beau métier de pilote de ligne, en poste à Marseille, et c'est en cette ville, tout naturellement, qu'ils avaient élu domicile, dans un quartier résidentiel du sud de la ville. « Pour le meilleur et pour le pire », leur avait indiqué avec un large sourire l'officier d'Etat-civil qui les avait unis, un certain Gaston Defferre, déjà maire à l'époque, depuis quelques années, et ils n'avaient connu que le meilleur, finalement, à l'exception peut-être, de n'avoir pas eu d'enfants. Cela ne semblait guère la chagriner, d'ailleurs, même si elle m'avouait parfois ressentir le poids de la solitude. Le peu de famille qui lui restait vivait à l'étranger, aux États-Unis et en Angleterre, ce qui raréfiait bien évidemment le nombre de leurs visites à leur tante et grand-tante, dont ils étaient pourtant les héritiers désignés.
Qu'avais-je à lui proposer de mon côté pour l'intéresser à ce point ? Pas grand chose, j'en avais bien conscience. Pourtant, elle m'avait pris en estime, et bientôt sous son aile. Je dis « bientôt », car ces premiers mois de relation étaient passés à une vitesse si grande que je m'étais senti étourdi peu à peu, comme pris dans un un tourbillon énorme, un « maelström », qui n'était pas sans me rappeler « Le tourbillon de la vie », cher à Jeanne Moreau, dans le film « Jules et Jim ». Moi qui avais eu la faiblesse de penser que cette bluette, que dis-je, cette simple passade, la quitterait aussi vite qu'elle l'avait prise, j'en étais pour mes frais. Non seulement, elle s'attachait plus que jamais à moi, mais mieux encore, ce fut le 14 février suivant, jour de Saint-Valentin, qu'elle m'annonça son amour pour moi. J'avais essayé de reculer cet instant fatidique, de lui faire comprendre plusieurs fois que je n'étais pas l'homme d'une femme exclusive, et voici que ce jour était arrivé comme je le pressentais. Je la remerciai vivement de cet amour, lui disant toutefois que je ne savais quoi lui répondre, que je n'avais pas encore fait mon choix... Trois jours de réflexion plus tard, après n'avoir pas beaucoup réfléchi, d'ailleurs, je lui déclarai non pas ma flamme, directement, mais simplement combien j'appréciais cette relation.
J'étais depuis quelques mois, quelques années, même, dans un conflit de couple dont je ne voyais pas d'issue. On ne construit pas une vie, de longues années durant, pour tout laisser tomber au crépuscule de celle-ci. D'un autre côté, je trouvais enfin ma « moitié d'orange », cette part de l'être espéré, celle que l'on croit capable de guérir la nature humaine, et qu'on ne trouve qu'une fois dans sa vie, cette « âme-sœur » chère au philosophe grec Platon, dans son ouvrage « Le Banquet ». Cette « moitié d'orange » m'apportait son amour fusionnel, cette complétude, qui nous permettaient d'essayer de former de nos deux êtres un seul corps et un seul esprit. Ce ne fut pas la messagerie, pour une fois, qui fut notre témoin, mais notre combiné téléphonique. C'est à ce moment précis que je fus vraiment certain de mon choix, et que je le dis à Arlette. Notre première étreinte fut longue, et langoureuse, si je puis dire, juste un peu trop virtuelle à notre goût: mille kilomètres, environ, nous séparaient en effet.
Curieusement, ce fut incidemment, quelques jours après cet événement mémorable, que je sus enfin son âge: elle était née un peu avant l'année des congés payés, et de ce fait comptait dix-sept années de plus que moi. D'un esprit naturellement ouvert et progressiste, je ne m'en offusquais nullement, pas plus que je n'avais critiqué de telles unions auparavant. Le bonheur est tellement difficile à connaître, que lorsque l'on a la chance de le découvrir un jour, on a tout intérêt à l'accepter sans trop se poser de questions. Et puis, dans notre situation, il était encore bien loin le temps où nous serions amenés à vivre ensemble, et probablement n'arriverait même t-il jamais.
Nous étions convenus que notre relation s'établirait tout d'abord au travers de la messagerie et du téléphone. Arlette m'a toujours répété nombre de fois, que je pouvais venir chez elle comme cela me convenait, mais dans les premiers mois, surtout, je ne me le serais pas permis. En fait, je restais toujours un peu distant vis-à-vis de cette présence qu'elle aurait aimé sentir près d'elle, et je dois dire que c'était principalement par pudeur que je m'astreignais à garder mes distances. Je ne me permettrais pas de dire que j'étais un mari exemplaire -quel mari pourrait affirmer ceci- mais quand même, je n'avais pas souvent écorné le contrat de mariage non plus, d'une part. Et puis, je redoutais cet instant de la rencontre physique, qui finirait bien par se produire un jour ou l'autre. Était-ce cette différence d'âge qui me faisait peur, ou bien la faute d'adultère que je pouvais être amené à commettre qui me retenait ? En y réfléchissant, je crois surtout que je ne m'étais pas préparé à tomber de nouveau amoureux, si tard dans ma vie.
Ma chère Arlette faisait montre de bien des qualités dans sa vie, dont la générosité n'était pas des moindres, mais elle comptait aussi parmi ses amis quelques personnes légèrement rétrogrades, au demeurant fort sympathiques par ailleurs, qui n'hésitaient pas à prendre des positions malsaines, à mon sens, quant à l'humanisme de notre monde. Là encore, je dus lui faire comprendre mes réticences quand à ses idées, et au fil des mois, il fut de moins en moins question de ses propos extrémistes, quant à l'immigration, ou les problèmes de couleur et de race. Pour autant, elle compatissait sans retenue à la misère des gens, même si elle commençait à devenir un peu plus méfiante, depuis la mort de son mari. Vivre seule dans sa grande maison lumineuse, au pied d'un des vallons qui ferment Marseille, côté sud, ne lui posait pas trop problème, parce qu'elle voyait défiler du monde chez elle, à peu près tous les jours, soit pour quelques soins, soit pour un peu d'entretien, mais elle trouvait le temps long, parfois. On ne se confie pas à quelqu'un que l'on connaît à peine, fut-ce une personne serviable et sympathique.
Nous avions pris l'habitude de nous téléphoner deux fois par semaine, et de nous parler par la messagerie deux à trois fois dans la même période, mais très vite, le nombre d'appels passa à trois, et les messages devinrent presque quotidiens, parfois même deux fois par jour. Pour autant, je dois reconnaître qu'à l'image de la Comtesse de Ségur, ses messages étaient joliment tournés, toujours précis, et me faisant entrer un peu plus à chaque fois dans sa vie. Elle avait tout comme moi une passion pour la musique, et aurait encore pu impressionner bien des jeunes, à commencer par moi (par rapport à son âge à elle, je veux dire), sur ses connaissances éclairées, quant au rock des années 60 et 70, tels Alan Parsons Project, ou les Credence Clearwater Revival, entre autres. Je découvris avec elle quelques groupes dont moi-même n'avais jamais entendu parler. Mais elle était férue, également de musique classique, et je ne saurais préciser le nombre de fois où nous avons échangé sur le sujet. Non contente de connaître les œuvres, elle pouvait en effet indiquer les noms des exécutants ou des chefs d'orchestre, avec une prédilection pour nos grands chefs d'orchestre français, mais aussi quelques autres tels que le chinois Zhang Xian, le coréen Chung Myung Whun, j'en passe et des meilleurs...
Son autre passion, c'était bien sûr la lecture et, on l'a vu, elle était très éclectique dans ses goûts, puisque ne craignant pas de lire aussi des « œuvres » érotiques. Je n'ai plus écrit de nouvelles de ce genre, dès lors que notre liaison se fut confirmée, à son grand désespoir, non pas tant qu'elle en fut friande, que parce qu'elle avait espéré que je continuerais à me faire connaître. Quant à moi, comment aurais-je pu commettre de tels écrits, après tout cet amour que je vivais grâce à elle ? Elle se rabattit dès lors sur mes romans « à l'eau de rose », les trouvant néanmoins un peu fades à son goût. Je lui promis une dernière nouvelle, érotique à souhaits, à ses souhaits du moins, où j'évoquerai bien sûr les ébats de nos rencontres, magnifiés par l'écriture, alors même qu'ils ne s'étaient pas encore produits, et je la lui offris lors de mon séjour chez elle. C'est un exemplaire unique que je lui confiai, non publié bien sûr, mis en parfaite sécurité, j'espère, parce que j'ai moi-même perdu l'original par inadvertance, dans mes fichiers informatiques, lors d'une erreur de manipulation. La décence que je dois à cette présente nouvelle et le respect que je dois à mon égérie aujourd'hui disparue, m'en auraient de toute manière interdit la publication ici même, fut-ce seulement quelques extraits.
Ce premier séjour, chez elle, je l'avais reporté déjà deux fois, pour des raisons fallacieuses, bien évidemment, car en fait, je l'appréhendais bel et bien. Pourtant, je finis par me décider, et prétextant à mon épouse un voyage d'étude à effectuer dans le sud-est de la France, je me retrouvai chez ma chère Arlette l'espace de quatre jours. Nous avions beau temps sur Marseille, en plein mois de juillet, très sec et très chaud, comme en apporte parfois le Sirocco, qui noie alors la ville et les calanques des sables rouges du Sahara, et cela tombait bien, puisque je ne connaissais la ville ni d'Eve ni d'Adam.
Ne conduisant plus depuis la mort de son mari, elle ne vint pas me chercher à la gare, mais après un parcours assez long, en métro puis en bus, je parvins enfin chez elle. Comme dans la chanson de Charles Trénet « A la porte du garage », elle m'attendait bien à l'ombre, dans l'entrée du garage, en contrebas de sa maison. Garage couvert donc, mais fermé seulement coté rue, et dès mon arrivée, sitôt la grande porte refermée, elle me colla un gros bécot sur les joues. On se comprenait sans doute trop bien, puisque aussitôt, nos lèvres se trouvèrent. C'était la première fois que l'on se voyait, mais notre liaison durait déjà depuis presque deux ans, et nous attendions tant cet instant merveilleux... Nous restâmes ainsi enlacés plusieurs minutes avant de desserrer notre étreinte. Mon séjour s'annonçait bien.
Il était déjà plus de dix-huit heures, mais je n'eus pas le temps de me refaire une beauté, à peine celui de déposer ma valise et mon ordinateur sur la grande table en noyer de sa véranda, que je me retrouvai de nouveau dans ses bras, sur son large canapé blanc, cette fois, moelleux à souhait,,. comme l'était son corps tout entier, finalement. Elle avait manifestement tant souhaité, je le sentais, et tant espéré ce moment, qu'il n'aurait pu en aller, pour elle, différemment. J'étais littéralement collé à elle, et son étreinte était si forte que je faillis presque étouffer... Et puis, doucement, cette étreinte s'amollit peu à peu, elle avait besoin d'un peu d'air, et moi aussi, alors, toujours assis l'un près de l'autre, nos regards se croisèrent, et nous sûmes immédiatement que nous étions compatibles, comme dirait aujourd'hui notre jeunesse insouciante, faits exactement l'un pour l'autre, malgré les quelques dix-sept ans qui nous séparaient. Les deux moitiés d'orange se complétaient parfaitement, elle avait pris notre rencontre en main et je me laissai guider, sans qu'elle m'imposât quoique ce soit. Pour tout dire, nous nous étions reconnus, et cela nous suffisait dans l'immédiat.
Arlette tint à m'indiquer ma chambre, elle n'en n'avait que deux, d'ailleurs, pas très grandes, sans être exiguës, et je pris ma valise d'une main, l'autre ayant pris l'une de ses mains à elle. Je me sentais bien, désormais, rassuré, un peu comme le serait un enfant, et je la retrouvai quelques minutes plus tard, après une bonne douche (vous noterez qu'elles sont toujours bonnes, allez savoir pourquoi). Elle n'avait plus la souplesse de ses vingt ans, et marchait au prix de petites difficultés, Je dois confesser ici que ses quelques deux-cent livres bien comptées ne la favorisaient guère dans sa démarche, et ma première impression ne fut pas sans me rappeler cette poétesse adipeuse, que j'avais connue dans ma lointaine jeunesse à Dieppe, et dont le nom m'échappe aujourd'hui. Cette dernière m'avait invité un après-midi, à son domicile, rue d’Écosse, pour prendre le thé, agrémenté de quelques biscuits. Je venais de faire paraître dans « Les Informations dieppoises – La Vigie » quatre poèmes du crû, qui lui avaient plu. La plantureuse poétesse avait un sourire enjôleur, et une conversation des plus légère, à tel point que je m'interrogeai pour savoir si c'était bien mes poèmes ou plutôt mon physique qui l'intéressaient. Elle n'était pas loin de la nymphomanie. Plus tard, alors que je connaissais déjà la gloire, elle souhaita de nouveau m'accaparer. Je l''évitai comme la peste !
Rien de tout cela, cependant, avec ma belle Arlette, qui se contentait simplement d'être gourmande, un peu trop gourmande, même, et en bien des domaines, mais dont le merveilleux accent marseillais enjouait la conversation et charmait ses auditeurs. C'était comme une chanson primesautière, où les mains accompagnaient tout autant le propos et où les expressions du regard contribuaient encore à renforcer celui-ci, comme une sorte de pantomime, dont je me trouvais être le destinataire unique, et à laquelle je ne savais résister. Nous passâmes à table, repas on ne peut plus copieux pour un dîner. Elle avait manifestement souhaité que je ne manque de rien, et sur ce plan, elle m'avait plutôt gâté. Des mets roboratifs à souhait que nous dégustions tout en devisant des thèmes qui nous étaient chers, à commencer par la musique. Mais elle m'apprit également que, dans sa prime jeunesse, elle avait connu quelques personnalités du monde de l'aviation, par l'intermédiaire de ses parents, dont un constructeur important. Ce milieu l'avait vivement intéressé, et c'est tout à fait naturellement qu'elle avait ainsi lié connaissance avec Roger, devenu brillant pilote de ligne, après avoir tâté quelques années de l'escadrille, à la base voisine d'Istres.
Nos nombreux échanges téléphoniques ou informatiques nous avaient permis de nous connaître mieux, mais ces quatre jours nous dévoilèrent de nombreuses zones d'ombres dans nos vies respectives. Confortablement installés côte à côte dans son grand bureau, qui avait été autrefois celui de Roger, et sous le regard bienveillant d'une belle bibliothèque -sa bibliothèque à elle- à faire pâlir de rage les académiciens, nous ne vîmes pas ce premier soir passer. Elle voulait tout savoir de moi et de ma famille, de ma jeunesse, de mes passions surtout. Elle-même me confirma qu'elle compilait nombre de données sur sa vie, afin d'écrire peut-être une biographie d'elle-même, et à tout le moins d'alimenter son arbre généalogique, déjà bien avancé. Combien d'années lui avait-il fallu pour parvenir jusqu'à des ancêtres de la fin du dix-septième siècle ? Elle en comptait pour l'heure plus de trois-cents, dont quelques-uns qui avaient émigré aux quatre coins de la terre -si tant est qu'elle en comporte- et y avaient essaimé, pour la plupart.
Arlette ne se couchait guère chaque soir avant une ou deux heures du matin, et l'heure de nous séparer pour la nuit était venue, trop vite, bien sûr. Le temps d'un petit séjour à la salle de bains pour nos ablutions, elle d'abord et moi ensuite, je me projetai dans ma chambre pour découvrir avec une surprise non feinte que ma chère Arlette y avait déjà pris place, en chemise de nuit jaune poussin, recouverte en partie d'une liseuse blanche en mohair. Constatant ma gêne, elle arbora un joli sourire mutin en me disant ces simples mots: « J'en ai tellement rêvé depuis longtemps, mon chéri ». Que pouvais-je lui répondre ? Rien, ou plutôt si, la prendre de nouveau dans mes bras, et l'embrasser follement, longuement, amoureusement, jusqu'à sentir la quintessence de son amour, qui dépassait toutes mes espérances. Alors, je me glissai sous les draps, lui ôtai sa liseuse, éteignis la lampe de chevet, et commençai à lui chuchoter des mots doux à l'oreille, de ces douceurs qu'une femme aime à entendre avant l'union des corps... et puis... le silence, plus un mot, juste nos souffles haletants qui s’entremêlaient. Cette nuit là, nous fîmes l'amour simplement, mais passionnément, comme seuls de vieux amants peuvent encore en connaître, jusqu'à l'extase. Trois coups sonnèrent à sa grande pendule comtoise, il était temps de dormir.
Le lendemain, pour paraphraser le titre d'un ouvrage de Simone Signoret, elle était souriante. Je la trouvai même particulièrement lumineuse à son réveil, toute joyeuse et détendue, comme transfigurée par cette nuit. Il faisait grand soleil dehors, du moins le croyais-je, vu l'intensité de la clarté sous sa véranda. En réalité, la météo avait souhaité arroser notre première rencontre et les vents ayant tourné complètement dans la nuit, comme cela arrive parfois dans le couloir rhodanien, le Mistral, ce vent du nord souvent fort, s'était levé, préservant certes la région des averses, mais faisant baisser brusquement la température d'une dizaine de degrés. Comme me l'avait indiqué Arlette, qui savait sa Provence comme sa poche, « le Mistral qui survient dans la nuit ne dure que le temps de cuire un pain » ou selon une autre expression régionale « jusqu'au temps de le manger ».
Elle avait programmé une visite à la «Bonne Mère » pour l'après-midi. « Tu ne peux quand même pas venir à Marseille, mon chéri, sans rendre une visite à la Bonne Mère », m'avait-elle prévenu, et bien évidemment, cette visite restait dans mes cordes, ayant noté que de la haut, j'aurai sans doute une vue imprenable sur une bonne partie du centre-ville, et du port de commerce voisin. La « Bonne-Mère », à Marseille, c'est la basilique Notre-Dame de la garde, que tout bon marseillais de souche se doit de prier au moins une fois par an, afin qu'elle intercède à tous propos auprès de Dieu. On a les superstitions qu'on peut, et les marseillais ne sont pas les derniers dans ce domaine, y compris pour les matches de football de l'Olympique de Marseille. Une plaque en bronze sur le parvis en témoigne même, qui remercie les dirigeants marseillais pour leur contribution à la rénovation de la basilique en 2008, et le stade-vélodrome, implanté en plein centre-ville, est en vue imprenable de celle-ci, comme pour mieux conjurer le sort.
Ballade en taxi, comme des amoureux, avec un chauffeur empruntant le chemin des écoliers, peut-être pour allonger sa course, ou plus simplement pour faire visiter, mais il faut aussi savoir que Marseille est la ville d'importance la plus embouteillée de France, devançant même désormais Paris. Peut-être était-ce là son itinéraire de détournement à lui. La faconde de notre chauffeur et son accent ne permettaient aucun doute, lui aussi était un pur marseillais, qui aimait bien sa ville et savait l'évoquer avec passion. Mais tout à une fin, et nous arrivâmes bientôt. Je fus étonné de prime abord, par cette construction imposante, où l'élégant clocher carré, d'une quarantaine de mètres de hauteur était surmonté d'une vierge à l'enfant, en cuivre doré. A l'opposé de la nef, un dôme, qui fait dire que la basilique est de « style romano byzantin». Avec une patience infinie, ne pouvant guère se déplacer dans les emprises de la basilique, elle me laissa le temps de la visiter de fond en comble, visite qui serait trop longue à décrire ici, mais que je vous conseille d'effectuer un jour ou l'autre. Le temps d'allumer quelques cierges et de confier quelques prières à la « Bonne Mère », l'heure du retour était venue.
Une seconde soirée s'annonçait, que nous allions passer comme la veille, à parler, encore parler... et écouter de la musique, bien sûr. J'aimais beaucoup ses goûts très surs, en ce domaine, où les cordes l'emportaient souvent sur le reste des instruments. Les œuvres de Vivaldi, Paganini, Boccherini, entre autres, mais aussi les violoncelles de Bach, dans ses suites ou de Beethoven, dans ses sonates, sans oublier tous les autres, fort nombreux... Nous étions là, heureux, dans les bras l'un de l'autre, à partager nos passions communes, dont notre amour n'était pas la moindre, mais désormais rassérénés par la vision et le toucher que nous avions enfin l'un de l'autre, et qui nous avaient si longtemps manqués, nous demeurions plus sages que la veille. L'effet de surprise s'en était allé, faisant place à des sentiments plus fusionnels, et nous ressentions cette plénitude comme jamais auparavant.
Mon Arlette était une femme d'un naturel extraverti. Elle ne m'avait jamais caché combien elle souffrait en silence, de n'avoir personne avec qui parler, hormis l'aide ménagère qui passait deux ou trois fois par semaine. Elle lui était très dévouée d'ailleurs, prenant en charge régulièrement ses commissions, la conduisant parfois à l'un ou l'autre des rendez-vous qu'elle pouvait solliciter, mais ce dont elle avait besoin plus que tout, c'était une présence, pas forcément permanente, mais quotidienne, et la possibilité de pouvoir se confier en toute quiétude. Alors, parfois, il lui arrivait de me téléphoner en dehors des périodes prévues, quitte à tomber sur mon épouse comme cela arriva à deux reprises. Moi-même, d'ailleurs je la joignais également de même au téléphone, ce qui la réjouissait grandement. D'autres fois, ce sont les messages qui se multipliaient dans une même journée sur ma messagerie électronique.
Notre second soir tirait à sa fin, nous étions rassasiés de tout ce qui nous tenait à cœur, et comme la veille, après une courte toilette, le lit nous accueillit, son lit douillet, aux oreillers moelleux, et nous nous enlaçâmes, tout comme la veille mais, la fatigue aidant, nous décidâmes d'en rester là pour ce soir. C'est dans les bras de Morphée que nous tombâmes cette fois-ci. Dire que j'avais songé plusieurs fois, dans les premiers mois, à rompre avec elle cette liaison, qui n'avait pas encore tout à fait pris la forme actuelle, mais je n'avais pas osé, finalement, de peur de la décevoir énormément, voire de la rendre malade.Je me suis toujours demandé, rétroactivement, si ce n'était pas là un pressentiment. Surtout, je crois que j'avais confusément ressenti une attirance pour elle, dans une période où ma vie de couple battait de l'aile. J'en étais à penser que, finalement, j'avais encore plus besoin d'elle qu'elle n'en avait de moi. Maintenant qu'elle est partie, elle me manque énormément, je l'avoue, et il n'est pas de jours sans que je pense à elle.
Au matin, m'éveillant plus tôt que la veille, je constatai avec soulagement que le Mistral avait perdu de sa force, et s'était transformé en un doux zéphyr. Cela tombait à merveille puisque selon le programme qu'elle m'avait proposé, j'avais loué une voiture pour la journée, afin de sortir de cette belle ville de Marseille, belle mais criarde et enfumée, il faut bien l'avouer. Direction l'arrière-pays marseillais, du côté de Cassis tout d'abord, qu'elle affectionnait tant. Elle m'expliqua qu'elle y avait passé une partie de son enfance, une enfance heureuse, me précisait-elle toujours, mais stricte. Elle y possédait toujours quelques terrains, héritage de ses parents, dont l'un était établi aujourd'hui en camping, et dont elle percevait chaque année des prébendes substantielles, bien qu'elle ne le gérât point directement, Ensuite, nous primes la direction d'Aubagne, « qu'il ne faut surtout pas manquer » m'avait-elle indiqué. Effectivement, le centre-ville est magnifique, mais comme beaucoup d'autres villes de la région, elle a grandi bien trop vite après la guerre, et le modernisme l'a également trop vite gagnée. Elle me fit passer par d'autres sites intéressants, mais je voulais rentrer tôt sur Marseille, car j'avais pour elle un projet, moi aussi, « une surprise » lui avais-je dit.
Conservant l'automobile jusqu'au lendemain matin, nous avions toute la soirée, et il était bien temps pour nous de sortir en amoureux. J'avais pris mes renseignements sans concertation avec Arlette et l'emmenai au pied de la « Bonne Mère », côté Méditerranée cette fois, au vallon des Auffes, « chez Fonfon ». Cette petite anse du quartier d'Endoume, tout juste connue des marseillais et de quelques rares touristes, est des plus pittoresques, et l'adresse restait l'une des meilleures pour déguster une succulente bouillabaisse. L'attente fut un peu longue, même en ayant réservé dès le matin, car «c'est un plat qui ne supporte pas la médiocrité », comme l'affirment les marseillais eux-mêmes, et cependant, nous ne vîmes pas le temps passer, tant nous avions encore de mots à échanger et d'amour à partager. Confortablement assis l'un près de l'autre, et sa main dans la mienne, nous pensions déjà à ce demain, qui allait venir trop vite.
Elle me demanda, me supplia même, devrais-je dire, de revenir dès que possible, et surtout très vite, et je le lui promis sincèrement. Elle finit par me faire comprendre que son âge lui faisait défiler les jours, les semaines et les mois beaucoup plus vite qu'au mien, bien trop vite en vérité, et qu'elle appréhendait de se retrouver seule à l'instant du grand départ vers l'au-delà. « Quoiqu'il arrive, mon chéri », m'avait-elle confié plusieurs fois, lorsque j'évoquais parfois mes déboires conjugaux, « ma maison te sera toujours ouverte », et je l'en avais vivement remerciée, bien évidemment, mais je n'avais jamais envisagé, jusqu'ici, de franchir ce pas, qui signifiait un départ sans retour, ferme et définitif, de mon couple et de mon domicile. Ce n'était pas par manque d'amour à l'égard de ma chère Arlette, bien au contraire, j'en débordais, mais simplement par facilité, sans doute, trop casanier que j'étais devenu, et puis, je le confesse, cette différence de tant d'années n'était pas sans m'effrayer quelque peu, à moins que de l'accompagner dans ce grand voyage, mais je n'avais pas le souhait d'en finir aussi vite avec ma vie à moi.
Pour l'heure, attablés maintenant en vis-à-vis devant notre bouillabaisse, avec ses poissons de roche, sa rouille et ses croûtons, ainsi que quelques pommes de terre (j'avais l'impression que c'était une hérésie d'en mettre, mais elle m'assura que non), nous devisions beaucoup moins, nous consacrant a décortiquer nos poissons, et déguster l'ensemble des saveurs que recelaient notre plat, ail, laurier, fenouil, huile d'olive, sans parler du safran. Je ne me souviens pas avoir mangé meilleure cuisine que ce soir là, arrosé modérément d'un Côte de Provence sec, vin rosé par excellence. Le retour à travers la ville, illuminée de tous ses feux, fut un véritable régal, et c'est l'esprit rempli de toutes ces merveilles que nous rentrâmes chez elle. Il était près de minuit, et pour notre dernier soir ensemble, nous fîmes l'impasse sur nos petites habitudes, pour nous recentrer sur notre amour.
Arlette était bien fatiguée, je dois le dire, d'une journée où nous avions beaucoup roulé, et moi-même me sentais un peu las également. L'idée de mon départ proche n'était sans doute pas étrangère à cet état de fait, d'où ce besoin de nous retrouver très vite dans les bras l'un de l'autre. Nous sentions bien l'un comme l'autre que ce pourrait bien être un voyage sans retour pour moi, même si j'espérais tant revenir. Mais un pressentiment me tenaillait depuis quelques temps, et je la sentais décliner doucement. Elle essayait bien de me le cacher, mais je la connaissais maintenant suffisamment pour percevoir ces petits signes infimes et j'étais inquiet. J'aurais aimé laisser mon Arlette chérie se reposer dès maintenant, trouver un sommeil qu'elle avait du mal à trouver bien souvent, mais elle insista pour que nos corps s'unissent de nouveau comme le soir de mon arrivée, deux nuits plus tôt, et j'avais envie de lui faire plaisir, de me faire plaisir également. Je la sentis frémir tout contre moi, d'une étreinte éperdue, et m'apprêtais à répondre à ses sens, quand soudain, je ne sentis plus aucune réaction. Intrigué tout d'abord, je fus vite rassuré. Ma chérie s'était endormie, tout simplement, pendant nos préliminaires. Je fis en sorte d'éviter de bouger, pour ne surtout pas la réveiller. J'étais tellement heureux pour elle...
La météo était houleuse, le lendemain, jour de mon départ, comme si elle voulait perturber les instants difficiles de notre séparation. Ni elle ni moi ne l'évoquâmes, mais, confusément, nous sentions bien tous les deux que c'était la dernière fois que nous nous voyions ainsi. Arlette ne m'accompagna pas à la gare, de la même manière et pour les mêmes raisons qu'elle n'était pas venue me chercher, et il me sembla que c'était mieux ainsi. Mon départ fut l'objet d'une longue et intense embrassade commune, et quelques larmes vinrent perler son visage, qu'elle essuya d'un joli mouchoir de baptiste blanche, qu'elle me confia , tel un précieux souvenir. Et c'est vrai qu'il m'est précieux, puisque je le conserve aujourd'hui, telle une relique. De moi, outre ma nouvelle érotique que je lui avais offert, elle ne gardait qu'un beau livre, le tout premier que j'avais publié, dans une édition originale en papier vergé blanc, et que je lui avais dédicacé pour l'occasion de notre rencontre. Dédicace très personnalisée s'il en fût, qui énonçait ceci : « Pour toi ma chère Arlette, mon amour crépusculaire, que j'avais cherchée en vain depuis tant d'années. Mille baisers, je t'aime ». Je ne l'avais pas signée, elle savait...
Cela faisait plusieurs mois déjà que j'étais rentré et le train-train de notre relation se poursuivait, au rythme lent de nos missives et nos appels téléphoniques. J'en étais arrivé au point de vivre avec elle une vie commune à distance, tant nos pensées ne formaient qu'une seule et même entité. Je connaissais tout des moments les plus intimes de sa vie, de ses difficultés, mais aussi de ses petits plaisirs. De moi, elle savait beaucoup également, ce que je voulais bien lui raconter, évidemment, mais elle en savait probablement plus que mon épouse sur moi-même. De nouveau, j'avais projeté une visite pour la retrouver, mais des raisons de santé m'en empêchèrent. Plus tard, un second projet avorta lui aussi, et fut reporté au mois de juin, presque deux ans après le premier. Pourtant ce dernier ne put se faire, et je me le suis souvent reproché.
Elle avait tant espéré du second projet de février, finalement repoussé au mois de juin suivant, qu'elle en avait été profondément affectée. Étais-je la cause involontaire de son décès soudain ? Elle m'envoya un message un soir, ainsi rédigé: « Bonsoir mon chéri, deux petits mots, mais vraiment deux petits mots pour te dire que je me couche tout de suite, je t'explique pourquoi. J'ai eu soudain une immense douleur dans l'estomac à ne plus se tenir. Les chiens des voisins me fatiguent sans arrêt. c'est horrible, si seulement je pouvais vomir? Pliée en deux n'en parlons pas, je t'écrirai plus longuement demain. Je t'aime toujours beaucoup, je t'embrasse de dix mille gros bisous accompagnés de tendres baisers. Bonne nuit chéri, à demain, peut-être qu'allongée çà ira mieux...». Nous étions un samedi soir en début février, et par retour de message, je lui conseillai de ne pas s'inquiéter, qu'il arrive parfois que le nerfs se nouent ainsi dans l'estomac, et que demain serait sans doute un jour meilleur, et puis... je m'endormis.
Le lendemain dimanche, quelques flocons étant tombés dans la nuit, les jardins et les rues s'étaient drapés d'un blanc immaculé, « le drap blanc de la mort » avais-je pensé en mon for intérieur, comme j'aurais pu aussi bien dire « le blanc virginal de la mariée ». Je reçus un appel téléphonique vers midi, de Marseille, depuis le téléphone d'Arlette, et je m'attendais à ce qu'elle m'indique qu'elle allait mieux, après une bonne nuit de sommeil. Ce n'était pourtant pas elle mais son auxiliaire de vie qui m'appelait, « parce que j'ai trouvé votre numéro de téléphone dans ses affaires, et que je vous avais rencontré lors de votre séjour, il y a un an et demi ». Elle était passée chez elle, pour lui apporter quelques pâtisseries, connaissant son addiction, et n'obtenant aucune réponse, elle ouvrit la maison avec le double des clés dont elle disposait habituellement. Elle l'avait trouvée couchée dans son lit, morte, et refroidie déjà, raide depuis la nuit. De toute évidence, elle n'avait pas du souffrir beaucoup plus que ce qu'elle m'avait écrit, puisque son aide familiale m'indiqua qu'elle avait l'air apaisée.
J'en fus extrêmement attristé, fort peiné, bien sûr, d'autant qu'il ne m'était pas même possible de me rendre à ses funérailles. J'avais conservé les textes de nombreux messages d'elle, et de son côté, elle serrait les miens bien précieusement dans un fichier dédié. Après sa mort, j'ai effacé toute notre messagerie, à l'exception de son tout dernier message et de ma réponse. A quoi bon se faire du mal, sur un amour appelé à être magnifique, et finalement consommé une seule fois ? Seuls les sentiments comptent, et me restent bien ancrés au fond de ma mémoire. Comme je l'ai dit plus haut, il n'est pas de jour sans que je ne pense à elle au moins une fois.
Je n'avais jamais connu un amour aussi fort que le sien, et je penserai toujours, pour le reste de mes jours, que j'aurais pu lui offrir plus, non pas mon attention -elle l'avait, et me le rendait au centuple-, mais un peu plus de ma présence, en dépit de l'éloignement et des problèmes pour se rencontrer. Elle avait toujours su rester attentive à moi, m'avait offert son cœur, ouvert son âme, et moi, je n'avais pas su m'apercevoir à quel point mon absence lui pesait. Je m'en voulais terriblement, mais il était trop tard, le mal était fait. Je n'avais pas triché avec mes sentiments, ni avec les siens, c'est vrai, mais j'avais juste oublié qu'elle avait besoin d'une présence, ma présence, et je ne la lui avais pas donnée suffisamment. Arlette, si tu m'entends de la haut, et je suis bien certain que tu m'entends, sache que je t'ai aimée très fort, et même plus, et que je t'aime encore. C'est pourquoi, je sollicite instamment ton pardon, ma chère Arlette. Merci à toi, et protège moi !
Ch. C Décembre 2017
Je savais faire autre chose, bien entendu. J'avais commis par le passé, dans mes jeunes années, quelques nouvelles intéressantes sur des thèmes les plus variés, où l'amour le disputait, le plus souvent, à des anecdotes plus terre à terre, des chroniques du terroir. Truffées de références plus ou moins historiques, elles avaient connu un succès d'estime, sans plus, et pas suffisamment en tous cas, pour me permettre d'en vivre correctement. J'avais depuis toujours un goût prononcé pour les beaux-arts, la peinture essentiellement, et sans lesdits romans, je n'aurais pu assouvir mes passions. J'étais donc un écrivain contrarié, si l'on peut dire, mais l'essentiel n'était-il pas que mes lecteurs et lectrices soient satisfaits, après tout ? Du roman à « l'eau de rose » aux nouvelles érotiques, il y avait un gué qui ne paraissait pas si large que cela à franchir, et je n'hésitai donc pas, un soir d'ennui, à m'y atteler. Moi qui a une certaine propension à la sémantique, je m'aperçois que « s'atteler » n'est peut être pas le mot le plus judicieusement choisi, mais qu'importe, après tout, un peu d'humour léger ne peut nuire.
Ce genre de « chef-d’œuvre », à ne pas laisser tomber entre les mains des plus jeunes et de certaines âmes sensibles, ne présentait en général pas un caractère outrancier. On n'y rencontrait guère de termes crus, ou de descriptions trop grivoises, comme dans les écrits pornographiques, et certains sites spécialisés les accueillaient donc sans réticence, pourvu qu'ils n'offensent pas la morale. Leur comité de censure se montrait souvent des plus souples, tant il convenait de faire fonctionner ces sites au maximum, des intérêts commerciaux se cachant souvent derrière la façade, par le biais de la publicité. C'est ainsi qu'après en avoir envoyé une, puis deux, mon style fut enfin remarqué, et dès la troisième parution, je recevais des compliments ainsi que quelques encouragements de lecteurs. C'est donc sur ce même site, et sous un pseudonyme connu de moi seul, que je parvins au chiffre assez conséquent d'une trentaine de nouvelles érotiques. Je savais qu'elles étaient lues avec avidité, plus souvent cette fois-ci par des hommes, lesquels se réjouissaient à l'avance des quelques anecdotes croustillantes dont je les émaillais, mais quelques personnes du beau sexe me suivaient également. On a la clientèle que l'on mérite, après tout, et je n'allais tout de même pas refuser la leur.
Je m'apprêtais à en commettre quelques autres, prenant conscience néanmoins qu'en de tels termes châtiés, et devant m'en tenir aux limites que m'impose la bienséance, je n'irais plus très loin sans doute. Bah, après tout, cela n'aurait été qu'une expérience supplémentaire dans une vie d'écrivain déjà bien remplie, et tant d'autres pôles d'intérêt m'attendaient encore. Mais voici pourtant, qu'un jour, je trouvai dans ma boite mail un message, rédigé à peu près en ces termes: « Monsieur, j'ai fini par oser vous écrire ce message, pour vous dire combien j'ai apprécié vos histoires, qui sont toujours d'une correction rare sur ce site, et surtout bien rédigées. J'aimerais faire avec vous plus ample connaissance, si toutefois, vous n'y voyez pas d'inconvénient. Restant dans l'attente de votre réponse, et avec encore mes plus vives félicitations ».
J'avoue être resté tout d'abord très circonspect à la lecture de ce message. Je n'écrivais pas, bien évidemment, pour provoquer de telles rencontres, ou à tout le moins, un tel échange avec mes fidèles lecteurs, et puis j'ignorais complètement qui pouvait être cette personne, homme ou femme, jeune ou âgé(e), et encore moins les raisons qui le ou la poussaient à m'écrire. Trois jours de réflexion, et un message plus tard, pourtant, j'informai mon correspondant que j'avais apprécié son message et ses compliments, et que ce serait pour moi un honneur et un plaisir d'échanger avec lui ou elle. Cela se passait un quinze septembre et j'ignorais alors que cette belle histoire (car elle allait en être une) durerait trois ans et demi. Une histoire comme on en imaginerait même plus de nos jours, une belle histoire d'amour, un amour d'autrefois.
Ce fut tout d'abord notre messagerie qui fut mise à contribution pendant quelques semaines, le temps d'apprendre à nous connaître un peu mieux, de nous découvrir, pour tout dire, et ce fut elle (car il s'agissait bien d'une femme, comme je le présumais) qui se découvrit en premier. Oh rien de bien important tout d'abord, encore que tout ait une importance dans ce genre de relation, laquelle ne fut pas sans me rappeler, dès le début, les plus belles œuvres épistolaires des siècles passés. Sa façon presque précieuse d'écrire, l'étendue de son vocabulaire et de ses connaissances en de multiples domaines, ne pouvaient que m'éblouir. Nos premiers échanges restèrent cependant d'une platitude que je n'aurais jamais imaginée, une fois sortis de leur contexte les textes qu'elle avait lus de moi, et lisait des autres. Les autres, j'étais bien en peine d'en discourir d'ailleurs, tellement certain de la qualité de mon style, pour ne pas dire imbu de moi-même, d'une part, et souhaitant encore moins copier les idées de ces écrivains de pacotille. Je le lui dis tout net, un jour, où elle me vantait à l'excès un jeune écrivaillon qui lui plaisait tant, et qu'elle l'avait contacté par mail. Elle le comprit si bien qu'elle ne m'en parla plus.
Au fil des premières semaines, toutefois, nous n'en restâmes pas au simple stade des convenances et j'appris tout d'abord son prénom, Arlette, un prénom que j'aimais beaucoup parce qu'il me faisait penser à Arlette, la mère de Guillaume le Conquérant, et à Falaise, dans le Calvados, qui avait bercé une partie de mon enfance. Elle me précisa également une foule de petits faits anodins sur sa jeunesse, et de ce qu'elle m'en expliquait, de ce que je pus en comprendre du moins, sa jeunesse marseillaise n'était pas toute proche. Et puis un jour, nous nous découvrîmes un second point commun, hormis notre passion pour la littérature. Elle était née comme moi un 4 juillet, et si la bienséance m'imposait de ne pas lui en demander l'année, je pus rapidement en conclure, de par ses propos, qu'elle était née avant la seconde guerre mondiale.
Elle avait donc, d'après mes calculs, une dizaine d'années au moins, de plus que moi. Voilà qui n'était pas banal, et cela, en soi, suffisait à m'intriguer. J'appris en effet qu'elle avait travaillé comme moi, étant encore toute jeune, dans un entreprise de transports frigorifiques ferroviaires, aujourd'hui presque centenaire. C'était là une troisième similitude entre nous, que je pouvais facilement vérifier par recoupement, et par diverses évocations de nos souvenirs. Elle ne trichait donc pas. Tout de même, c'était rageant de connaître sa date anniversaire, sans en savoir l'année, mais en même temps, pourquoi m'y serais-je intéressé? La différence d'âge entre nous ne présentait aucun autre intérêt pour moi que simple curiosité. Elle n'était après tout rien d'autre pour moi qu'une simple correspondante... Oui, seulement voilà, je sentis assez vite qu'elle souhaitait s'attacher un peu plus à moi, et insidieusement se glissait en moi le besoin d'en savoir plus sur mon admiratrice. Elle allait devenir mon égérie mais je l'ignorais encore.
J'avais pris la peine, dès le début, de lui préciser que j'étais marié, et que j'aimais ma femme, même si, comme dans de nombreux couples, au fil des ans, la désunion et la mésentente gagnaient sournoisement du terrain. Il n'y avait donc rien entre Arlette et moi, je le disais plus haut, mais pour autant, des petits filaments, des plus ténus encore, tendaient à se tisser par toutes petites touches, je le sentais bien. J'ai toujours été très intuitif, une qualité assez rare chez les hommes, mais aussi très sensible aux ambiances, au feeling comme disent nos amis anglais. Qui aurait parlé d'amour à mon propos ce serait alors lourdement trompé, croyez le, mais tout de même, étais-je vraiment si sûr de moi que je voulais bien le laisser paraître ? j'éprouvais, lentement mais sûrement, le besoin de rentrer un peu plus dans sa vie, et le hasard n'était certainement pas seul responsable. Elle commençait justement à m'en préciser un peu plus sur son passé, principalement sur ce veuvage qui l'oppressait depuis sept ans, après qu'elle ait perdu son époux, d'une longue et cruelle maladie, un cancer de la prostate pour parler clairement. Ils avaient été mariés quarante ans, quarante longues et agréables années d'un bonheur inégalable, et ses accents de sincérité n'étaient pas feints.
Elle avait épousé sur le tard Roger, lequel avait exercé le beau métier de pilote de ligne, en poste à Marseille, et c'est en cette ville, tout naturellement, qu'ils avaient élu domicile, dans un quartier résidentiel du sud de la ville. « Pour le meilleur et pour le pire », leur avait indiqué avec un large sourire l'officier d'Etat-civil qui les avait unis, un certain Gaston Defferre, déjà maire à l'époque, depuis quelques années, et ils n'avaient connu que le meilleur, finalement, à l'exception peut-être, de n'avoir pas eu d'enfants. Cela ne semblait guère la chagriner, d'ailleurs, même si elle m'avouait parfois ressentir le poids de la solitude. Le peu de famille qui lui restait vivait à l'étranger, aux États-Unis et en Angleterre, ce qui raréfiait bien évidemment le nombre de leurs visites à leur tante et grand-tante, dont ils étaient pourtant les héritiers désignés.
Qu'avais-je à lui proposer de mon côté pour l'intéresser à ce point ? Pas grand chose, j'en avais bien conscience. Pourtant, elle m'avait pris en estime, et bientôt sous son aile. Je dis « bientôt », car ces premiers mois de relation étaient passés à une vitesse si grande que je m'étais senti étourdi peu à peu, comme pris dans un un tourbillon énorme, un « maelström », qui n'était pas sans me rappeler « Le tourbillon de la vie », cher à Jeanne Moreau, dans le film « Jules et Jim ». Moi qui avais eu la faiblesse de penser que cette bluette, que dis-je, cette simple passade, la quitterait aussi vite qu'elle l'avait prise, j'en étais pour mes frais. Non seulement, elle s'attachait plus que jamais à moi, mais mieux encore, ce fut le 14 février suivant, jour de Saint-Valentin, qu'elle m'annonça son amour pour moi. J'avais essayé de reculer cet instant fatidique, de lui faire comprendre plusieurs fois que je n'étais pas l'homme d'une femme exclusive, et voici que ce jour était arrivé comme je le pressentais. Je la remerciai vivement de cet amour, lui disant toutefois que je ne savais quoi lui répondre, que je n'avais pas encore fait mon choix... Trois jours de réflexion plus tard, après n'avoir pas beaucoup réfléchi, d'ailleurs, je lui déclarai non pas ma flamme, directement, mais simplement combien j'appréciais cette relation.
J'étais depuis quelques mois, quelques années, même, dans un conflit de couple dont je ne voyais pas d'issue. On ne construit pas une vie, de longues années durant, pour tout laisser tomber au crépuscule de celle-ci. D'un autre côté, je trouvais enfin ma « moitié d'orange », cette part de l'être espéré, celle que l'on croit capable de guérir la nature humaine, et qu'on ne trouve qu'une fois dans sa vie, cette « âme-sœur » chère au philosophe grec Platon, dans son ouvrage « Le Banquet ». Cette « moitié d'orange » m'apportait son amour fusionnel, cette complétude, qui nous permettaient d'essayer de former de nos deux êtres un seul corps et un seul esprit. Ce ne fut pas la messagerie, pour une fois, qui fut notre témoin, mais notre combiné téléphonique. C'est à ce moment précis que je fus vraiment certain de mon choix, et que je le dis à Arlette. Notre première étreinte fut longue, et langoureuse, si je puis dire, juste un peu trop virtuelle à notre goût: mille kilomètres, environ, nous séparaient en effet.
Curieusement, ce fut incidemment, quelques jours après cet événement mémorable, que je sus enfin son âge: elle était née un peu avant l'année des congés payés, et de ce fait comptait dix-sept années de plus que moi. D'un esprit naturellement ouvert et progressiste, je ne m'en offusquais nullement, pas plus que je n'avais critiqué de telles unions auparavant. Le bonheur est tellement difficile à connaître, que lorsque l'on a la chance de le découvrir un jour, on a tout intérêt à l'accepter sans trop se poser de questions. Et puis, dans notre situation, il était encore bien loin le temps où nous serions amenés à vivre ensemble, et probablement n'arriverait même t-il jamais.
Nous étions convenus que notre relation s'établirait tout d'abord au travers de la messagerie et du téléphone. Arlette m'a toujours répété nombre de fois, que je pouvais venir chez elle comme cela me convenait, mais dans les premiers mois, surtout, je ne me le serais pas permis. En fait, je restais toujours un peu distant vis-à-vis de cette présence qu'elle aurait aimé sentir près d'elle, et je dois dire que c'était principalement par pudeur que je m'astreignais à garder mes distances. Je ne me permettrais pas de dire que j'étais un mari exemplaire -quel mari pourrait affirmer ceci- mais quand même, je n'avais pas souvent écorné le contrat de mariage non plus, d'une part. Et puis, je redoutais cet instant de la rencontre physique, qui finirait bien par se produire un jour ou l'autre. Était-ce cette différence d'âge qui me faisait peur, ou bien la faute d'adultère que je pouvais être amené à commettre qui me retenait ? En y réfléchissant, je crois surtout que je ne m'étais pas préparé à tomber de nouveau amoureux, si tard dans ma vie.
Ma chère Arlette faisait montre de bien des qualités dans sa vie, dont la générosité n'était pas des moindres, mais elle comptait aussi parmi ses amis quelques personnes légèrement rétrogrades, au demeurant fort sympathiques par ailleurs, qui n'hésitaient pas à prendre des positions malsaines, à mon sens, quant à l'humanisme de notre monde. Là encore, je dus lui faire comprendre mes réticences quand à ses idées, et au fil des mois, il fut de moins en moins question de ses propos extrémistes, quant à l'immigration, ou les problèmes de couleur et de race. Pour autant, elle compatissait sans retenue à la misère des gens, même si elle commençait à devenir un peu plus méfiante, depuis la mort de son mari. Vivre seule dans sa grande maison lumineuse, au pied d'un des vallons qui ferment Marseille, côté sud, ne lui posait pas trop problème, parce qu'elle voyait défiler du monde chez elle, à peu près tous les jours, soit pour quelques soins, soit pour un peu d'entretien, mais elle trouvait le temps long, parfois. On ne se confie pas à quelqu'un que l'on connaît à peine, fut-ce une personne serviable et sympathique.
Nous avions pris l'habitude de nous téléphoner deux fois par semaine, et de nous parler par la messagerie deux à trois fois dans la même période, mais très vite, le nombre d'appels passa à trois, et les messages devinrent presque quotidiens, parfois même deux fois par jour. Pour autant, je dois reconnaître qu'à l'image de la Comtesse de Ségur, ses messages étaient joliment tournés, toujours précis, et me faisant entrer un peu plus à chaque fois dans sa vie. Elle avait tout comme moi une passion pour la musique, et aurait encore pu impressionner bien des jeunes, à commencer par moi (par rapport à son âge à elle, je veux dire), sur ses connaissances éclairées, quant au rock des années 60 et 70, tels Alan Parsons Project, ou les Credence Clearwater Revival, entre autres. Je découvris avec elle quelques groupes dont moi-même n'avais jamais entendu parler. Mais elle était férue, également de musique classique, et je ne saurais préciser le nombre de fois où nous avons échangé sur le sujet. Non contente de connaître les œuvres, elle pouvait en effet indiquer les noms des exécutants ou des chefs d'orchestre, avec une prédilection pour nos grands chefs d'orchestre français, mais aussi quelques autres tels que le chinois Zhang Xian, le coréen Chung Myung Whun, j'en passe et des meilleurs...
Son autre passion, c'était bien sûr la lecture et, on l'a vu, elle était très éclectique dans ses goûts, puisque ne craignant pas de lire aussi des « œuvres » érotiques. Je n'ai plus écrit de nouvelles de ce genre, dès lors que notre liaison se fut confirmée, à son grand désespoir, non pas tant qu'elle en fut friande, que parce qu'elle avait espéré que je continuerais à me faire connaître. Quant à moi, comment aurais-je pu commettre de tels écrits, après tout cet amour que je vivais grâce à elle ? Elle se rabattit dès lors sur mes romans « à l'eau de rose », les trouvant néanmoins un peu fades à son goût. Je lui promis une dernière nouvelle, érotique à souhaits, à ses souhaits du moins, où j'évoquerai bien sûr les ébats de nos rencontres, magnifiés par l'écriture, alors même qu'ils ne s'étaient pas encore produits, et je la lui offris lors de mon séjour chez elle. C'est un exemplaire unique que je lui confiai, non publié bien sûr, mis en parfaite sécurité, j'espère, parce que j'ai moi-même perdu l'original par inadvertance, dans mes fichiers informatiques, lors d'une erreur de manipulation. La décence que je dois à cette présente nouvelle et le respect que je dois à mon égérie aujourd'hui disparue, m'en auraient de toute manière interdit la publication ici même, fut-ce seulement quelques extraits.
Ce premier séjour, chez elle, je l'avais reporté déjà deux fois, pour des raisons fallacieuses, bien évidemment, car en fait, je l'appréhendais bel et bien. Pourtant, je finis par me décider, et prétextant à mon épouse un voyage d'étude à effectuer dans le sud-est de la France, je me retrouvai chez ma chère Arlette l'espace de quatre jours. Nous avions beau temps sur Marseille, en plein mois de juillet, très sec et très chaud, comme en apporte parfois le Sirocco, qui noie alors la ville et les calanques des sables rouges du Sahara, et cela tombait bien, puisque je ne connaissais la ville ni d'Eve ni d'Adam.
Ne conduisant plus depuis la mort de son mari, elle ne vint pas me chercher à la gare, mais après un parcours assez long, en métro puis en bus, je parvins enfin chez elle. Comme dans la chanson de Charles Trénet « A la porte du garage », elle m'attendait bien à l'ombre, dans l'entrée du garage, en contrebas de sa maison. Garage couvert donc, mais fermé seulement coté rue, et dès mon arrivée, sitôt la grande porte refermée, elle me colla un gros bécot sur les joues. On se comprenait sans doute trop bien, puisque aussitôt, nos lèvres se trouvèrent. C'était la première fois que l'on se voyait, mais notre liaison durait déjà depuis presque deux ans, et nous attendions tant cet instant merveilleux... Nous restâmes ainsi enlacés plusieurs minutes avant de desserrer notre étreinte. Mon séjour s'annonçait bien.
Il était déjà plus de dix-huit heures, mais je n'eus pas le temps de me refaire une beauté, à peine celui de déposer ma valise et mon ordinateur sur la grande table en noyer de sa véranda, que je me retrouvai de nouveau dans ses bras, sur son large canapé blanc, cette fois, moelleux à souhait,,. comme l'était son corps tout entier, finalement. Elle avait manifestement tant souhaité, je le sentais, et tant espéré ce moment, qu'il n'aurait pu en aller, pour elle, différemment. J'étais littéralement collé à elle, et son étreinte était si forte que je faillis presque étouffer... Et puis, doucement, cette étreinte s'amollit peu à peu, elle avait besoin d'un peu d'air, et moi aussi, alors, toujours assis l'un près de l'autre, nos regards se croisèrent, et nous sûmes immédiatement que nous étions compatibles, comme dirait aujourd'hui notre jeunesse insouciante, faits exactement l'un pour l'autre, malgré les quelques dix-sept ans qui nous séparaient. Les deux moitiés d'orange se complétaient parfaitement, elle avait pris notre rencontre en main et je me laissai guider, sans qu'elle m'imposât quoique ce soit. Pour tout dire, nous nous étions reconnus, et cela nous suffisait dans l'immédiat.
Arlette tint à m'indiquer ma chambre, elle n'en n'avait que deux, d'ailleurs, pas très grandes, sans être exiguës, et je pris ma valise d'une main, l'autre ayant pris l'une de ses mains à elle. Je me sentais bien, désormais, rassuré, un peu comme le serait un enfant, et je la retrouvai quelques minutes plus tard, après une bonne douche (vous noterez qu'elles sont toujours bonnes, allez savoir pourquoi). Elle n'avait plus la souplesse de ses vingt ans, et marchait au prix de petites difficultés, Je dois confesser ici que ses quelques deux-cent livres bien comptées ne la favorisaient guère dans sa démarche, et ma première impression ne fut pas sans me rappeler cette poétesse adipeuse, que j'avais connue dans ma lointaine jeunesse à Dieppe, et dont le nom m'échappe aujourd'hui. Cette dernière m'avait invité un après-midi, à son domicile, rue d’Écosse, pour prendre le thé, agrémenté de quelques biscuits. Je venais de faire paraître dans « Les Informations dieppoises – La Vigie » quatre poèmes du crû, qui lui avaient plu. La plantureuse poétesse avait un sourire enjôleur, et une conversation des plus légère, à tel point que je m'interrogeai pour savoir si c'était bien mes poèmes ou plutôt mon physique qui l'intéressaient. Elle n'était pas loin de la nymphomanie. Plus tard, alors que je connaissais déjà la gloire, elle souhaita de nouveau m'accaparer. Je l''évitai comme la peste !
Rien de tout cela, cependant, avec ma belle Arlette, qui se contentait simplement d'être gourmande, un peu trop gourmande, même, et en bien des domaines, mais dont le merveilleux accent marseillais enjouait la conversation et charmait ses auditeurs. C'était comme une chanson primesautière, où les mains accompagnaient tout autant le propos et où les expressions du regard contribuaient encore à renforcer celui-ci, comme une sorte de pantomime, dont je me trouvais être le destinataire unique, et à laquelle je ne savais résister. Nous passâmes à table, repas on ne peut plus copieux pour un dîner. Elle avait manifestement souhaité que je ne manque de rien, et sur ce plan, elle m'avait plutôt gâté. Des mets roboratifs à souhait que nous dégustions tout en devisant des thèmes qui nous étaient chers, à commencer par la musique. Mais elle m'apprit également que, dans sa prime jeunesse, elle avait connu quelques personnalités du monde de l'aviation, par l'intermédiaire de ses parents, dont un constructeur important. Ce milieu l'avait vivement intéressé, et c'est tout à fait naturellement qu'elle avait ainsi lié connaissance avec Roger, devenu brillant pilote de ligne, après avoir tâté quelques années de l'escadrille, à la base voisine d'Istres.
Nos nombreux échanges téléphoniques ou informatiques nous avaient permis de nous connaître mieux, mais ces quatre jours nous dévoilèrent de nombreuses zones d'ombres dans nos vies respectives. Confortablement installés côte à côte dans son grand bureau, qui avait été autrefois celui de Roger, et sous le regard bienveillant d'une belle bibliothèque -sa bibliothèque à elle- à faire pâlir de rage les académiciens, nous ne vîmes pas ce premier soir passer. Elle voulait tout savoir de moi et de ma famille, de ma jeunesse, de mes passions surtout. Elle-même me confirma qu'elle compilait nombre de données sur sa vie, afin d'écrire peut-être une biographie d'elle-même, et à tout le moins d'alimenter son arbre généalogique, déjà bien avancé. Combien d'années lui avait-il fallu pour parvenir jusqu'à des ancêtres de la fin du dix-septième siècle ? Elle en comptait pour l'heure plus de trois-cents, dont quelques-uns qui avaient émigré aux quatre coins de la terre -si tant est qu'elle en comporte- et y avaient essaimé, pour la plupart.
Arlette ne se couchait guère chaque soir avant une ou deux heures du matin, et l'heure de nous séparer pour la nuit était venue, trop vite, bien sûr. Le temps d'un petit séjour à la salle de bains pour nos ablutions, elle d'abord et moi ensuite, je me projetai dans ma chambre pour découvrir avec une surprise non feinte que ma chère Arlette y avait déjà pris place, en chemise de nuit jaune poussin, recouverte en partie d'une liseuse blanche en mohair. Constatant ma gêne, elle arbora un joli sourire mutin en me disant ces simples mots: « J'en ai tellement rêvé depuis longtemps, mon chéri ». Que pouvais-je lui répondre ? Rien, ou plutôt si, la prendre de nouveau dans mes bras, et l'embrasser follement, longuement, amoureusement, jusqu'à sentir la quintessence de son amour, qui dépassait toutes mes espérances. Alors, je me glissai sous les draps, lui ôtai sa liseuse, éteignis la lampe de chevet, et commençai à lui chuchoter des mots doux à l'oreille, de ces douceurs qu'une femme aime à entendre avant l'union des corps... et puis... le silence, plus un mot, juste nos souffles haletants qui s’entremêlaient. Cette nuit là, nous fîmes l'amour simplement, mais passionnément, comme seuls de vieux amants peuvent encore en connaître, jusqu'à l'extase. Trois coups sonnèrent à sa grande pendule comtoise, il était temps de dormir.
Le lendemain, pour paraphraser le titre d'un ouvrage de Simone Signoret, elle était souriante. Je la trouvai même particulièrement lumineuse à son réveil, toute joyeuse et détendue, comme transfigurée par cette nuit. Il faisait grand soleil dehors, du moins le croyais-je, vu l'intensité de la clarté sous sa véranda. En réalité, la météo avait souhaité arroser notre première rencontre et les vents ayant tourné complètement dans la nuit, comme cela arrive parfois dans le couloir rhodanien, le Mistral, ce vent du nord souvent fort, s'était levé, préservant certes la région des averses, mais faisant baisser brusquement la température d'une dizaine de degrés. Comme me l'avait indiqué Arlette, qui savait sa Provence comme sa poche, « le Mistral qui survient dans la nuit ne dure que le temps de cuire un pain » ou selon une autre expression régionale « jusqu'au temps de le manger ».
Elle avait programmé une visite à la «Bonne Mère » pour l'après-midi. « Tu ne peux quand même pas venir à Marseille, mon chéri, sans rendre une visite à la Bonne Mère », m'avait-elle prévenu, et bien évidemment, cette visite restait dans mes cordes, ayant noté que de la haut, j'aurai sans doute une vue imprenable sur une bonne partie du centre-ville, et du port de commerce voisin. La « Bonne-Mère », à Marseille, c'est la basilique Notre-Dame de la garde, que tout bon marseillais de souche se doit de prier au moins une fois par an, afin qu'elle intercède à tous propos auprès de Dieu. On a les superstitions qu'on peut, et les marseillais ne sont pas les derniers dans ce domaine, y compris pour les matches de football de l'Olympique de Marseille. Une plaque en bronze sur le parvis en témoigne même, qui remercie les dirigeants marseillais pour leur contribution à la rénovation de la basilique en 2008, et le stade-vélodrome, implanté en plein centre-ville, est en vue imprenable de celle-ci, comme pour mieux conjurer le sort.
Ballade en taxi, comme des amoureux, avec un chauffeur empruntant le chemin des écoliers, peut-être pour allonger sa course, ou plus simplement pour faire visiter, mais il faut aussi savoir que Marseille est la ville d'importance la plus embouteillée de France, devançant même désormais Paris. Peut-être était-ce là son itinéraire de détournement à lui. La faconde de notre chauffeur et son accent ne permettaient aucun doute, lui aussi était un pur marseillais, qui aimait bien sa ville et savait l'évoquer avec passion. Mais tout à une fin, et nous arrivâmes bientôt. Je fus étonné de prime abord, par cette construction imposante, où l'élégant clocher carré, d'une quarantaine de mètres de hauteur était surmonté d'une vierge à l'enfant, en cuivre doré. A l'opposé de la nef, un dôme, qui fait dire que la basilique est de « style romano byzantin». Avec une patience infinie, ne pouvant guère se déplacer dans les emprises de la basilique, elle me laissa le temps de la visiter de fond en comble, visite qui serait trop longue à décrire ici, mais que je vous conseille d'effectuer un jour ou l'autre. Le temps d'allumer quelques cierges et de confier quelques prières à la « Bonne Mère », l'heure du retour était venue.
Une seconde soirée s'annonçait, que nous allions passer comme la veille, à parler, encore parler... et écouter de la musique, bien sûr. J'aimais beaucoup ses goûts très surs, en ce domaine, où les cordes l'emportaient souvent sur le reste des instruments. Les œuvres de Vivaldi, Paganini, Boccherini, entre autres, mais aussi les violoncelles de Bach, dans ses suites ou de Beethoven, dans ses sonates, sans oublier tous les autres, fort nombreux... Nous étions là, heureux, dans les bras l'un de l'autre, à partager nos passions communes, dont notre amour n'était pas la moindre, mais désormais rassérénés par la vision et le toucher que nous avions enfin l'un de l'autre, et qui nous avaient si longtemps manqués, nous demeurions plus sages que la veille. L'effet de surprise s'en était allé, faisant place à des sentiments plus fusionnels, et nous ressentions cette plénitude comme jamais auparavant.
Mon Arlette était une femme d'un naturel extraverti. Elle ne m'avait jamais caché combien elle souffrait en silence, de n'avoir personne avec qui parler, hormis l'aide ménagère qui passait deux ou trois fois par semaine. Elle lui était très dévouée d'ailleurs, prenant en charge régulièrement ses commissions, la conduisant parfois à l'un ou l'autre des rendez-vous qu'elle pouvait solliciter, mais ce dont elle avait besoin plus que tout, c'était une présence, pas forcément permanente, mais quotidienne, et la possibilité de pouvoir se confier en toute quiétude. Alors, parfois, il lui arrivait de me téléphoner en dehors des périodes prévues, quitte à tomber sur mon épouse comme cela arriva à deux reprises. Moi-même, d'ailleurs je la joignais également de même au téléphone, ce qui la réjouissait grandement. D'autres fois, ce sont les messages qui se multipliaient dans une même journée sur ma messagerie électronique.
Notre second soir tirait à sa fin, nous étions rassasiés de tout ce qui nous tenait à cœur, et comme la veille, après une courte toilette, le lit nous accueillit, son lit douillet, aux oreillers moelleux, et nous nous enlaçâmes, tout comme la veille mais, la fatigue aidant, nous décidâmes d'en rester là pour ce soir. C'est dans les bras de Morphée que nous tombâmes cette fois-ci. Dire que j'avais songé plusieurs fois, dans les premiers mois, à rompre avec elle cette liaison, qui n'avait pas encore tout à fait pris la forme actuelle, mais je n'avais pas osé, finalement, de peur de la décevoir énormément, voire de la rendre malade.Je me suis toujours demandé, rétroactivement, si ce n'était pas là un pressentiment. Surtout, je crois que j'avais confusément ressenti une attirance pour elle, dans une période où ma vie de couple battait de l'aile. J'en étais à penser que, finalement, j'avais encore plus besoin d'elle qu'elle n'en avait de moi. Maintenant qu'elle est partie, elle me manque énormément, je l'avoue, et il n'est pas de jours sans que je pense à elle.
Au matin, m'éveillant plus tôt que la veille, je constatai avec soulagement que le Mistral avait perdu de sa force, et s'était transformé en un doux zéphyr. Cela tombait à merveille puisque selon le programme qu'elle m'avait proposé, j'avais loué une voiture pour la journée, afin de sortir de cette belle ville de Marseille, belle mais criarde et enfumée, il faut bien l'avouer. Direction l'arrière-pays marseillais, du côté de Cassis tout d'abord, qu'elle affectionnait tant. Elle m'expliqua qu'elle y avait passé une partie de son enfance, une enfance heureuse, me précisait-elle toujours, mais stricte. Elle y possédait toujours quelques terrains, héritage de ses parents, dont l'un était établi aujourd'hui en camping, et dont elle percevait chaque année des prébendes substantielles, bien qu'elle ne le gérât point directement, Ensuite, nous primes la direction d'Aubagne, « qu'il ne faut surtout pas manquer » m'avait-elle indiqué. Effectivement, le centre-ville est magnifique, mais comme beaucoup d'autres villes de la région, elle a grandi bien trop vite après la guerre, et le modernisme l'a également trop vite gagnée. Elle me fit passer par d'autres sites intéressants, mais je voulais rentrer tôt sur Marseille, car j'avais pour elle un projet, moi aussi, « une surprise » lui avais-je dit.
Conservant l'automobile jusqu'au lendemain matin, nous avions toute la soirée, et il était bien temps pour nous de sortir en amoureux. J'avais pris mes renseignements sans concertation avec Arlette et l'emmenai au pied de la « Bonne Mère », côté Méditerranée cette fois, au vallon des Auffes, « chez Fonfon ». Cette petite anse du quartier d'Endoume, tout juste connue des marseillais et de quelques rares touristes, est des plus pittoresques, et l'adresse restait l'une des meilleures pour déguster une succulente bouillabaisse. L'attente fut un peu longue, même en ayant réservé dès le matin, car «c'est un plat qui ne supporte pas la médiocrité », comme l'affirment les marseillais eux-mêmes, et cependant, nous ne vîmes pas le temps passer, tant nous avions encore de mots à échanger et d'amour à partager. Confortablement assis l'un près de l'autre, et sa main dans la mienne, nous pensions déjà à ce demain, qui allait venir trop vite.
Elle me demanda, me supplia même, devrais-je dire, de revenir dès que possible, et surtout très vite, et je le lui promis sincèrement. Elle finit par me faire comprendre que son âge lui faisait défiler les jours, les semaines et les mois beaucoup plus vite qu'au mien, bien trop vite en vérité, et qu'elle appréhendait de se retrouver seule à l'instant du grand départ vers l'au-delà. « Quoiqu'il arrive, mon chéri », m'avait-elle confié plusieurs fois, lorsque j'évoquais parfois mes déboires conjugaux, « ma maison te sera toujours ouverte », et je l'en avais vivement remerciée, bien évidemment, mais je n'avais jamais envisagé, jusqu'ici, de franchir ce pas, qui signifiait un départ sans retour, ferme et définitif, de mon couple et de mon domicile. Ce n'était pas par manque d'amour à l'égard de ma chère Arlette, bien au contraire, j'en débordais, mais simplement par facilité, sans doute, trop casanier que j'étais devenu, et puis, je le confesse, cette différence de tant d'années n'était pas sans m'effrayer quelque peu, à moins que de l'accompagner dans ce grand voyage, mais je n'avais pas le souhait d'en finir aussi vite avec ma vie à moi.
Pour l'heure, attablés maintenant en vis-à-vis devant notre bouillabaisse, avec ses poissons de roche, sa rouille et ses croûtons, ainsi que quelques pommes de terre (j'avais l'impression que c'était une hérésie d'en mettre, mais elle m'assura que non), nous devisions beaucoup moins, nous consacrant a décortiquer nos poissons, et déguster l'ensemble des saveurs que recelaient notre plat, ail, laurier, fenouil, huile d'olive, sans parler du safran. Je ne me souviens pas avoir mangé meilleure cuisine que ce soir là, arrosé modérément d'un Côte de Provence sec, vin rosé par excellence. Le retour à travers la ville, illuminée de tous ses feux, fut un véritable régal, et c'est l'esprit rempli de toutes ces merveilles que nous rentrâmes chez elle. Il était près de minuit, et pour notre dernier soir ensemble, nous fîmes l'impasse sur nos petites habitudes, pour nous recentrer sur notre amour.
Arlette était bien fatiguée, je dois le dire, d'une journée où nous avions beaucoup roulé, et moi-même me sentais un peu las également. L'idée de mon départ proche n'était sans doute pas étrangère à cet état de fait, d'où ce besoin de nous retrouver très vite dans les bras l'un de l'autre. Nous sentions bien l'un comme l'autre que ce pourrait bien être un voyage sans retour pour moi, même si j'espérais tant revenir. Mais un pressentiment me tenaillait depuis quelques temps, et je la sentais décliner doucement. Elle essayait bien de me le cacher, mais je la connaissais maintenant suffisamment pour percevoir ces petits signes infimes et j'étais inquiet. J'aurais aimé laisser mon Arlette chérie se reposer dès maintenant, trouver un sommeil qu'elle avait du mal à trouver bien souvent, mais elle insista pour que nos corps s'unissent de nouveau comme le soir de mon arrivée, deux nuits plus tôt, et j'avais envie de lui faire plaisir, de me faire plaisir également. Je la sentis frémir tout contre moi, d'une étreinte éperdue, et m'apprêtais à répondre à ses sens, quand soudain, je ne sentis plus aucune réaction. Intrigué tout d'abord, je fus vite rassuré. Ma chérie s'était endormie, tout simplement, pendant nos préliminaires. Je fis en sorte d'éviter de bouger, pour ne surtout pas la réveiller. J'étais tellement heureux pour elle...
La météo était houleuse, le lendemain, jour de mon départ, comme si elle voulait perturber les instants difficiles de notre séparation. Ni elle ni moi ne l'évoquâmes, mais, confusément, nous sentions bien tous les deux que c'était la dernière fois que nous nous voyions ainsi. Arlette ne m'accompagna pas à la gare, de la même manière et pour les mêmes raisons qu'elle n'était pas venue me chercher, et il me sembla que c'était mieux ainsi. Mon départ fut l'objet d'une longue et intense embrassade commune, et quelques larmes vinrent perler son visage, qu'elle essuya d'un joli mouchoir de baptiste blanche, qu'elle me confia , tel un précieux souvenir. Et c'est vrai qu'il m'est précieux, puisque je le conserve aujourd'hui, telle une relique. De moi, outre ma nouvelle érotique que je lui avais offert, elle ne gardait qu'un beau livre, le tout premier que j'avais publié, dans une édition originale en papier vergé blanc, et que je lui avais dédicacé pour l'occasion de notre rencontre. Dédicace très personnalisée s'il en fût, qui énonçait ceci : « Pour toi ma chère Arlette, mon amour crépusculaire, que j'avais cherchée en vain depuis tant d'années. Mille baisers, je t'aime ». Je ne l'avais pas signée, elle savait...
Cela faisait plusieurs mois déjà que j'étais rentré et le train-train de notre relation se poursuivait, au rythme lent de nos missives et nos appels téléphoniques. J'en étais arrivé au point de vivre avec elle une vie commune à distance, tant nos pensées ne formaient qu'une seule et même entité. Je connaissais tout des moments les plus intimes de sa vie, de ses difficultés, mais aussi de ses petits plaisirs. De moi, elle savait beaucoup également, ce que je voulais bien lui raconter, évidemment, mais elle en savait probablement plus que mon épouse sur moi-même. De nouveau, j'avais projeté une visite pour la retrouver, mais des raisons de santé m'en empêchèrent. Plus tard, un second projet avorta lui aussi, et fut reporté au mois de juin, presque deux ans après le premier. Pourtant ce dernier ne put se faire, et je me le suis souvent reproché.
Elle avait tant espéré du second projet de février, finalement repoussé au mois de juin suivant, qu'elle en avait été profondément affectée. Étais-je la cause involontaire de son décès soudain ? Elle m'envoya un message un soir, ainsi rédigé: « Bonsoir mon chéri, deux petits mots, mais vraiment deux petits mots pour te dire que je me couche tout de suite, je t'explique pourquoi. J'ai eu soudain une immense douleur dans l'estomac à ne plus se tenir. Les chiens des voisins me fatiguent sans arrêt. c'est horrible, si seulement je pouvais vomir? Pliée en deux n'en parlons pas, je t'écrirai plus longuement demain. Je t'aime toujours beaucoup, je t'embrasse de dix mille gros bisous accompagnés de tendres baisers. Bonne nuit chéri, à demain, peut-être qu'allongée çà ira mieux...». Nous étions un samedi soir en début février, et par retour de message, je lui conseillai de ne pas s'inquiéter, qu'il arrive parfois que le nerfs se nouent ainsi dans l'estomac, et que demain serait sans doute un jour meilleur, et puis... je m'endormis.
Le lendemain dimanche, quelques flocons étant tombés dans la nuit, les jardins et les rues s'étaient drapés d'un blanc immaculé, « le drap blanc de la mort » avais-je pensé en mon for intérieur, comme j'aurais pu aussi bien dire « le blanc virginal de la mariée ». Je reçus un appel téléphonique vers midi, de Marseille, depuis le téléphone d'Arlette, et je m'attendais à ce qu'elle m'indique qu'elle allait mieux, après une bonne nuit de sommeil. Ce n'était pourtant pas elle mais son auxiliaire de vie qui m'appelait, « parce que j'ai trouvé votre numéro de téléphone dans ses affaires, et que je vous avais rencontré lors de votre séjour, il y a un an et demi ». Elle était passée chez elle, pour lui apporter quelques pâtisseries, connaissant son addiction, et n'obtenant aucune réponse, elle ouvrit la maison avec le double des clés dont elle disposait habituellement. Elle l'avait trouvée couchée dans son lit, morte, et refroidie déjà, raide depuis la nuit. De toute évidence, elle n'avait pas du souffrir beaucoup plus que ce qu'elle m'avait écrit, puisque son aide familiale m'indiqua qu'elle avait l'air apaisée.
J'en fus extrêmement attristé, fort peiné, bien sûr, d'autant qu'il ne m'était pas même possible de me rendre à ses funérailles. J'avais conservé les textes de nombreux messages d'elle, et de son côté, elle serrait les miens bien précieusement dans un fichier dédié. Après sa mort, j'ai effacé toute notre messagerie, à l'exception de son tout dernier message et de ma réponse. A quoi bon se faire du mal, sur un amour appelé à être magnifique, et finalement consommé une seule fois ? Seuls les sentiments comptent, et me restent bien ancrés au fond de ma mémoire. Comme je l'ai dit plus haut, il n'est pas de jour sans que je ne pense à elle au moins une fois.
Je n'avais jamais connu un amour aussi fort que le sien, et je penserai toujours, pour le reste de mes jours, que j'aurais pu lui offrir plus, non pas mon attention -elle l'avait, et me le rendait au centuple-, mais un peu plus de ma présence, en dépit de l'éloignement et des problèmes pour se rencontrer. Elle avait toujours su rester attentive à moi, m'avait offert son cœur, ouvert son âme, et moi, je n'avais pas su m'apercevoir à quel point mon absence lui pesait. Je m'en voulais terriblement, mais il était trop tard, le mal était fait. Je n'avais pas triché avec mes sentiments, ni avec les siens, c'est vrai, mais j'avais juste oublié qu'elle avait besoin d'une présence, ma présence, et je ne la lui avais pas donnée suffisamment. Arlette, si tu m'entends de la haut, et je suis bien certain que tu m'entends, sache que je t'ai aimée très fort, et même plus, et que je t'aime encore. C'est pourquoi, je sollicite instamment ton pardon, ma chère Arlette. Merci à toi, et protège moi !
Ch. C Décembre 2017
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