L'album photo d'Anne 1
Récit érotique écrit par Laetitia sapho [→ Accès à sa fiche auteur]
Auteur femme.
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Histoire érotique Publiée sur HDS le 13-02-2022 dans la catégorie Entre-nous, hommes et femmes
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L'album photo d'Anne 1
Ils sont là tous les quatre. Enfin !
Mes petits enfants sont arrivés ce matin.
Mathis et Manon, 19 et 18 ans, les enfants de ma fille aînée, Marie.
Clément et Raphaël, les jumeaux, 16 ans, les enfants de mon fils, Olivier.
C’est le rituel, les deux premières semaines des vacances d’été, ils viennent ici, en Bretagne, dans ma maison sur la presqu'île de Crozon, avant de partir de leur côté après le 14 juillet.
Cette première soirée des vacances, c’est le rituel aussi :
- Bon, Mamie, tu nous racontes tes souvenirs de jeunesse, me dit Mathis.
- Je vous les ai au moins raconté cent fois ces souvenirs là. Vous les connaissez par cœur.
- Alors déjà Mamie, on a envie de les entendre encore. On ne s’en lasse pas. On est si fiers d’avoir une grand-mère telle que toi, ajoute Manon. Et puis, tu racontes si bien…- Oh, tu sais, c’est grâce à votre grand-père, que je peux les raconter si bien, comme tu dis. C’est lui qui les a couchées sur le papier ces histoires. Je ne fais que de m’en inspirer.
- Mais Mamie, on est fiers aussi de Papy, tu sais, même si on a juste de vagues souvenirs de lui, ajoutent Clément et Raphaël, comme souvent ensemble, d’une seule voix. Nos potes au lycée sont sciés quand on leur parle de vous.
- Et puis, il y a un truc Mamie, dit Manon.
- Quoi donc ma petite fille ?
- C’est vrai que tu nous as raconté cent fois au moins tes souvenirs. Mais on est sûrs que c’est une version édulcorée. On a tous grandi maintenant, même les jumeaux. Tu ne crois pas qu’on est en âge d’entendre la vraie histoire ?
Manon… J’ai tout de suite remarqué, lors de son arrivée, les changements opérés chez elle depuis la dernière fois où je l’ai vue. Ce sourire en me disant sa dernière phrase en dit long. Manon a rencontré le loup, Manon est devenue une femme. Je le vois bien.
Elle comprend aussitôt que j’ai deviné. Sûrement le sourire en coin que je lui renvoie.
Elle me rappelle tellement sa mère à son âge. Sauf que sa mère avait un caractère bien trempé. Manon, elle, est tout en douceur.
Il y eut ce sourire qui ne trompe pas. Et puis quelques autres indices. Depuis ce matin, elle passe sans arrêt des SMS. Comme tous les jeunes d’aujourd’hui me direz-vous ? Certes, mais elle s’isole aussi très régulièrement pour avoir de longues discussions au téléphone. Toujours comme les jeunes de son âge… Mais ils n’ont pas tous ce sourire béat et idiot en raccrochant.
Ma petite Manon a, non seulement vu le loup, mais elle est aussi amoureuse.
- Vous l’aurez voulu ! Allez chercher sur l’étagère mon album photo.
Puis, théâtrale, l’album sur les genoux, j’ai laissé planer un moment de silence avant de commencer :
« J’ai toujours voulu être photographe de presse. J’ai appris un peu toute seule, du moins au début.
Je fréquentais la boutique du photographe local dans la petite ville où j’ai grandi. Il me donnait quelques conseils.
Puis, je suis montée à Paris, une fois le bac en poche, pour faire une école de photographie.
Mes parents n’étaient pas forcément enchantés, ils me voyaient plutôt épouser un notable, devenir mère de famille. Au pire, si je devais embrasser une carrière, avocate ou pharmacienne. Par contre, je les remercie de m’avoir permis de réaliser mon rêve. De m’avoir autorisé, même. À l’époque, l’autorité parentale, c’était autre chose qu’aujourd’hui, notamment pour une jeune fille. Sans leur accord, jamais je n’aurais pu intégrer cette école. Et puis la majorité était à 21 ans à ce moment-là.
- Et tu n’as jamais eu peur Mamie de partir comme ça, seule à travers le monde ?
- Eh bien, non, mentis je. Déjà, je n’étais jamais seule, j’étais toujours avec mon fidèle compagnon, mon alter-égo…- Comment ça Mamie ?
- Mon appareil photo. Mon premier était un Nikon F, appareil qui deviendra plus tard emblématique. Je l’ai toujours mon premier. Il deviendra l’appareil des photographes de presse, notamment au Vietnam. Saviez-vous qu’à l’origine, il était argenté. Les photographes ont demandé à Nikon de le faire en noir. C’était beaucoup moins dangereux pour eux, sur le terrain, au Vietnam, ou ailleurs.
Je l’ai acheté d’occasion mon premier. Toutes mes économies y sont passées.
Je l’avais toujours avec moi, partout où j’allais.
Faire une bonne photo est avant tout une affaire de chance. C’est ce que m’avait dit le vieux photographe de ma petite ville de province. Être au bon endroit, au bon moment. Sentir l’atmosphère, avoir l’instinct quoi, être sur le qui-vive.
Avoir l’œil aussi. Qu’est-ce qui différencie le photographe pro et l’amateur ?
- Euh, je ne sais pas…- Avoir l’œil Mamie ? Comme tu dis !
- Mais non, la technique, savoir utiliser son appareil !
- Bien sûr, il faut ça… Mais ça ne sert à rien, si on n’a pas son appareil sous la main. Pour un bon photographe, c’est une extension naturelle à la main. Repérer le bon angle et appuyer sur l’obturateur sans se préoccuper de la mise au point.
On se s’occupe vraiment de la qualité de la photo que lors de la deuxième prise de vue, si on a le temps d’en faire une autre. Pour la première, on y va sans se poser de question. La scène que l’on a sentie peut avoir disparue. La chance et le flair, c’est ça qui fait un bon cliché. Rien d’autre. Être là quand il faut et appuyer sur l’obturateur au bon moment.
À l’époque, bien sûr, pas de numérique, pas de Photoshop. On se rendait compte de la qualité d’une photo seulement au développement. Après. C’est aussi pour ça que les clichés qui ont marqué l’histoire de la photographie de presse, ne sont pas les meilleurs techniquement parlant. On va dire que j’e, ai manqué un certain nombre dans ma carrière.
Mais je reprends mon histoire. Nous étions au tout début 1968. J’étais diplômée, j’avais mon Nikon, j’avais 21 ans, l’âge de l’insouciance et surtout de la majorité à ce moment-là.
À l’époque, la société était fermée. Dominées par les hommes, les femmes étaient sous l’autorité de leur père puis de leur mari.
Je n’étais pas mariée, mais heureusement, mon père était assez ouvert d’esprit, du moins pour l’époque. En clair, on n’avait pas les mêmes droits que les hommes. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, malgré l’égalité universelle affichée, on avait un peu oublié la citoyenne.
Pensez donc, à cette époque, faire ce métier de photographe de presse. Une femme ? Pas un métier pour elle.
J’avais couvert quelques sujets en free-lance, fais quelques clichés intéressants. Mais j’avais du mal à les vendre. Parce que j’étais une femme, et aussi parce que je n’avais pas de nom. Une débutante. La presse achetait en priorité aux photographes connus du circuit. À ceux qui avaient leurs entrées dans les rédactions. À ceux qui avaient un réseau.
Et puis la chance m’a souri assez rapidement. Je me le suis fait ce nom. Avec un nom, une renommée, on a oublié que je n’étais qu’une faible et jeune femme.
Cette chance, ce fut le mois de mai 68. Mais je vais un peu vite…
Je louais un petit appartement que je partageais avec une copine, rue des Fossés Saint Bernard.
Il y avait un petit placard/dressing/débarras dans l’entrée. Je l’ai transformé en chambre noire. J’y développais mes clichés. J’ai acheté du matériel de développement d’occasion. Un stock de papier photo aussi, auprès d’un magasin qui fermait.
Je faisais des petits boulots pour payer le loyer, des ménages surtout. À l’époque, c’est tout ce qu’on proposait à une jeune fille. Ma copine aussi d’ailleurs. Elle était actrice, elle courait les castings pour décrocher des rôles. Et puis mon père m’envoyait un peu d’argent aussi.
On faisait un peu la fête avec ma copine. Des garçons de passage parfois, mais chut … C’est entre nous hein ! Et dès que je pouvais, je parcourais les rues, et je courais aux endroits à Paris où l’actualité se faisait. J’ai pris notamment des clichés lors d’incidents à l’université de Nanterre. Puis d’autres lors d’affrontements entre des lycéens de Condorcet et la police. Puis du ministre de l'Intérieur de l’époque, fustigeant les manifestants, lors d’un discours.
J’avais conscience qu’avec la censure ambiante, j’aurais du mal à caser mes photos de Condorcet ou de Nanterre. Ni celle des grèves des cheminots pour l’ouverture des Jeux olympiques à Grenoble en février.
J’ai aussi couvert en février 68, le renvoi du fondateur de la cinémathèque française, Henri Langlois, démis de ses fonctions sur demande du gouvernement, en froid avec André Malraux. C’est là que j’ai croisé pour la première fois, un jeune journaliste prénommé Pierre, que je retrouverai plus tard.
- Papy ?
- Ne soyez pas si empressés. Nous nous sommes croisés lors des affrontements avec la police devant la cinémathèque le 14 février 68.
- Genre le jour de la Saint Valentin…- On a juste échangé deux mots. Il m’a dit « Attention » en me tirant par le bras, alors que je m’approchais des manifestants. Un jet de grenade lacrymogène venait de partir. Je lui ai dit « Merci », avec un grand sourire avant de cacher mon visage avec mon foulard. Nous sommes partis chacun de notre côté, mais le regard que nous avons échangé ce jour-là est encore gravé dans mon esprit. Enfin, avec le recul, sur le moment, j’ai juste tourné les talons et je me suis empressée d’aller photographier quelques visages connus chez les manifestants. Notamment des jeunes réalisateurs de ce qu’on appelait la nouvelle vague, quelques vedettes et quelques activistes politiques. J’ai fait un magnifique gros plan de François Truffaut. Regardez ! Le voilà, en train de hurler dans un mégaphone… Un des plus remontés. J’ai aussi Godard et Chabrol. Là. Et cette jeune femme sur celui-là, c’est Françoise Giroud.
Ce cliché de François Truffaut est le premier que j’ai réussi à caser dans la presse. Mon nom n’était pas cité dans l’article, mais ma photo a été publiée. La toute première. J’étais fière. Oh pas à la une, bien sûr ! Mais j’étais dans le journal ! Il y avait mon nom, en tout petit sous la photo. Il fallait une loupe pour le déchiffrer, mais qu’importe. C’était le mien, c’était moi.
Et puis la situation ne s’est pas améliorée en ce début 68. Dans les facs, dans les lycées, ça bougeait. Jusqu’à fin 67, les jeunes manifestaient, mais surtout contre la guerre au Vietnam, à l’image de ce qui se passait aux Etats-Unis. Très rapidement, les étudiants se sont mis à revendiquer plus de libertés pour eux. Les ouvriers aussi s’y sont mis, les manifestations, les grèves, les blocages se sont multipliés. Je courais de ville en ville, à l'affût d’un bon cliché. Je voyageais sans billet de train à l’époque, multipliant les stratagèmes pour échapper aux contrôleurs. J’ai réussi tant bien que mal à caser quelques photos par ci, par là. Elles ne faisaient toujours pas la une, mais au moins, ça me permettait de continuer.
- Et tu as revu Papy ?
- Bien sûr qu’elle l’a revu, sinon, on ne serait pas là !
- Je n’ai pas revu votre grand-père tout de suite. J’ai gardé le souvenir de cet échange de regard, c’est sûr, mais je l’ai oublié. Il faut dire que ça bougeait de plus en plus. Ce qu’on appelle encore aujourd’hui « Mai 68 » avait commencé et en fait dès le début de l’année. Depuis l’affaire de la cinémathèque. C’est le 2 mai, que ça c’est vraiment gâter.
La police fait évacuer la cour de la Sorbonne à la demande du recteur le 2 mai. Le lendemain, une première manifestation au quartier latin a conduit à des affrontements entre étudiants et CRS et à 600 interpellations. J’y étais bien sûr. C’est là que j’ai à nouveau aperçu votre grand-père. Je lui ai fait un signe. Il ne m’a pas vu. Il courait pour échapper à une charge de CRS. Le fait de dire qu’on était journaliste ne suffisait pas, surtout si on était jeunes. Il valait mieux courir. Je me suis réfugiée dans un hall d’immeuble pour ma part. On s’est revus le 15 mai, lors de l’occupation des usines Renault par les ouvriers. Là, on a échangé quelques mots. Il m’a reconnue. « Ma belle photographe de la cinémathèque », m’a-t-il dit. On ne va pas se cacher derrière son petit doigt, c’est ce jour-là que je suis tombée amoureuse de votre grand-père. Enfin vraiment.
- Et ? Il s’est passé quoi ?
- Rien… On a échangé quelques mots en plus. Il m’a demandé « Tu t’appelles comment ? »- Anne, et toi ?
- Pierre.
On a échangé nos adresses. À l’époque, on n’avait pas de 06, comme vous dites aujourd’hui.
- Et ?
- Et ça a commencé à dégénérer sur le piquet de grève, j’ai pris mon appareil photo, on est parti chacun de notre côté.
Les journaux cherchaient des clichés, mais nous étions nombreux sur l’affaire. J’en casais un de temps en temps. Je n’avais pas encore de nom dans le milieu, la presse privilégiait les photographes qu’elle connaissait et ceux qui travaillaient pour une agence de presse, plutôt que les indépendants.
C’est juste après, que j’ai commencé à me faire connaître. J’ai réalisé mon premier cliché qui a fait la une, et pas d’un seul journal.
La nuit du 23 au 24 mai a été une nuit d’émeutes et de barricades au quartier latin. Bien sûr, j’y étais. Ça a été ma nuit de chance. J’ai fait LE cliché. C’est ce dont je vous parlais tout à l’heure. La chance s’est présentée à moi et je l’ai saisie, sur pellicule. J’étais à un coin de rue face à une barricade. Juste derrière, les CRS se rassemblaient, attendant l’ordre de charger. J’allais m’éloigner pour ne pas me retrouver coincée au milieu de tout ça. Quand…- Quoi Mamie !!
- Deux personnages sont apparus debout sur la barricade, une jeune femme et un tout jeune homme, lui avait un bras levé vers le ciel. La fille agitait un drapeau, le jeune homme était à côté d’elle. La fumée des gaz lacrymogènes entourait la scène, créant comme un halo. Derrière, d’autres personnes allaient monter sur la barricade. L’œil du photographe, j’ai tout de suite vu la scène telle qu’elle se présenterait au développement sur papier.
- Quoi ?
- Le tableau de Delacroix, la Liberté guidant le Peuple. C’est ce que j’ai vu, c’est ce que j’ai pris. Vous imaginez le symbole en plus ? Je suis rentrée, j’ai tiré la photo, c’était tout à fait ça. La fille n’avait pas les seins découverts bien sûr, mais hormis ça, c’était la Liberté guidant le Peuple. Regardez, la voilà cette photo.
- Je comprends mieux ton histoire de chance du photographe. C’est tout à fait ça…- Le lendemain, les journaux s’arrachaient mon cliché. Je venais de me faire un nom dans le milieu. Oh, ce n’était pas la gloire, mais on me connaissait maintenant. Les confrères me saluaient quand je les croisais, ils savaient qui j’étais.
J’ai continué à couvrir les événements de mai 68. J’ai réussi à caser quelques autres clichés des manifestations ou des occupations d’usines. Une autre m’a apporté encore un peu de notoriété. Elle a, à nouveau, fait la couverture d’un magazine. On voit une jeune fille s’approcher d’une rangée de gardes mobiles, boucliers levés, la matraque à la main et offrir une fleur à un des gendarmes.
- Et après Mamie ?
- Après ? Après, on va au lit !
- On n’est pas fatigués !
- Vous non, mais moi si ! Demain le reste…
Le lendemain, le fond de l’air était chaud, nous nous sommes installés avec mes petits-enfants, sur la terrasse qui dominait Camaret et la mer d’Iroise. Les premières lumières de la petite ville s’éclairaient. Les enseignes des restaurants et bars du part apparaissaient :
- Voilà Mamie, ton album photos.
- On continue Mamie, tu en étais au moment où tu as commencé à devenir un peu connue en 1968.
- Ah oui ! Les manifestations ont pris fin après les Accords de Grenelle. J’ai un peu perdu ma matière première. Avant, au mois de mai, tous les jours, il y avait moyen de faire quelques photos. Là, c’était à nouveau le calme plat. Le calme après la tempête. Par contre, j’ai été contactée dès le début juin par une agence de presse, l’agence Epsilon, qui m’a proposé de travailler pour eux. Je n’ai pas hésité longtemps. Certes, je perdais un peu de mon indépendance, mais avec eux, je pourrais voyager, ils pouvaient m’envoyer à l’étranger, tous frais payé. En plus, ils se chargeaient de vendre mes photos aux journaux et aux magazines, en prenant un pourcentage quand même. Je n’aurais plus à courir les rédactions, ils faisaient tout pour moi. Je suis restée avec eux toute ma carrière.
Début août le patron de l’agence, Hubert Flandrin m’a convoquée :
- Ça bouge à Prague et en Tchécoslovaquie. Tu vas là-bas !
- Moi ?
- Bah oui toi ! Je ne vois personne d’autre dans le bureau !
Prague ! Ma première à l’étranger. J’ai failli hurler de joie. Je me suis contenue. Flandrin m’impressionnait. Il remplissait bien son rôle de patron paternaliste et ronchon. J’ai ensuite appris à la connaître, mais à ce moment-là, j’étais dans mes petits souliers devant lui.
- Depuis le début de l’année, la Tchécoslovaquie a entamé des réformes sous la houlette d’Alexander Dubcek, qui prône « le socialisme à visage humain ». On assiste à une certaine libéralisation du pays et une démocratisation. Il a introduit notamment, la liberté de la presse, la liberté d’expression et de circulation dans le pays.
Je connaissais un peu la situation en Tchécoslovaquie. Même si les événements en France ont un peu éclipsé ce qui se passait là-bas, je suivais l’actualité de par mon métier. C’est ce qu’on appelle encore aujourd’hui « le printemps de Prague ».
Flandrin continue sur son ton de professeur :
- Bien évidemment, cela ne plaît pas au grand frère soviétique, qui perçoit ça comme une menace à l’hégémonie russe sur l’Europe de l’Est. Brejnev commence à s’agiter sérieusement.
Attention Anne ! Ça risque de ne pas être de tout repos. On dit que des troupes du pacte de Varsovie se massent à la frontière tchécoslovaque.
- Je verrais bien sur place.
- Anne, tu rejoins Bailleul, il est déjà là-bas. Il t'attendra à l’aéroport de Prague. Il est prévenu de ton arrivée.
- Bailleul ?
- C’est un journaliste de la presse écrite qui travaille avec nous. Tu feras les clichés pour illustrer ses articles. Tu pars demain matin. Ça m’ennuie d’envoyer une débutante là-bas, mais pas le choix, je n’ai personne d’autre sous la main.
- Je ne suis plus une débutante ! J’ai couvert les manifestations, je sais comment ça se passe.
- Oui, bon, on verra. Là, ce ne sont pas juste quelques échauffourées au quartier latin. Tu pars cet après-midi. Tu as juste le temps de rentrer chez toi et de faire une valise.
Je suis sortie comme une folle du bureau de Flandrin. J’ai failli hurler ma joie dans le couloir. Je suis partie en courant des bureaux d’Epsilon. Ceux que je croisais riaient en me voyant.
J’ai prévenu ma copine de mon départ et j’ai préparé mes affaires. Ne sachant pas à quoi m’attendre, j’ai décidé de voyager léger. Quelques vêtements, et bien sur mon appareil photo et de la pellicule en quantité. C’était la première fois que j’allais prendre l’avion, en plus.
Quand nous avons atterri à Prague, je me suis demandé comment j’allais reconnaître le fameux Bailleul. Tellement emportée par la joie et l’émotion, je n’avais demandé à Flandrin aucun renseignement sur lui.
Le suspense a été de courte durée. J’ai vu la silhouette d’un homme de dos qui regardait le tableau des arrivées d’avion. Je l’ai tout de suite reconnu :
- Papy !
- Oui, votre grand-père. Pierre. Pierre Bailleul.
Je n’avais que son prénom et son adresse, c’est ce qu’il m’avait donné à Paris lors de notre précédente rencontre. Je ne savais rien de plus sur lui :- Anne ! Si je m’attendais ! Je suis content que ça soit toi qu’ils envoient.
- Pierre ! C’est toi le Bailleul dont m’a parlé Flandrin. Pierre Bailleul !
- Exactement. On trouve un taxi et je te fais un topo en chemin.
Nous nous sommes assis à l’arrière d’un taxi Skoda, que Pierre a hélé à la sortie de l’aérogare :
- Bon, je te fais un résumé de la situation. Des blindés russes et polonais seraient à la frontière.
- Oui, Flandrin m’en a parlé.
- On s’attend d’un jour à l’autre à l’invasion de la Tchécoslovaquie. Si ça arrive, il faudra filer d’ici. Les journalistes occidentaux ne seront plus les bienvenus. J’espère qu’on a quelques jours devant nous.
On va à notre hôtel, tu t’installes et on va faire un tour dans Prague. Pour que tu sentes l’atmosphère, que tu perçoives l’ambiance. Je te raconterai au fur et à mesure.
- C’est d’accord.
- Euh Anne… Il y a un truc.
- Quoi ?
- Toute la presse internationale est là…- Oui ? Et alors ?
- Eh bien, il n’y a plus une seule chambre de libre à Prague. Du moins dans les hôtels pas trop chers… L’agence ne payera jamais pour un hôtel de luxe.
- Et ?
- Et on a qu’une seule chambre pour deux…- Quoi ?
- Rassure toi, une chambre à deux lits. C’est tout ce que j’ai trouvé. Je ne savais pas qu’ils m’enverraient une fille !
Bon, les enfants, je passe sur les détails, on avance. Le lendemain ….
- Ah non Mamie, la version non édulcorée, on a dit…- Bon, d’accord ! J’ai déposé mes affaires à l’hôtel. J’étais un peu gênée de devoir occuper la même chambre que Pierre. J’étais aussi quelque part plutôt contente. Je vous ai dit que j’avais eu un petit coup de foudre lors de nos précédentes rencontres. Même si elles ont été brèves, il m’avait marquée et je pensais encore régulièrement à lui. Voilà, anxieuse, gênée, mais heureuse.
Nous sommes allés marcher dans Prague. Il régnait une atmosphère à la fois tendue, mais aussi joyeuse. Les gens savaient que les troupes russes étaient à la frontière. Ils avaient aussi l’impression de vivre un moment historique.
J’ai pris des dizaines de clichés, des portraits surtout. Le soir, Pierre m’a emmené dans un restaurant dans le quartier Mala Strana.
- Ah ! Ça commence à devenir intéressant Mamie !
- On s’est raconté nos vies, puis nos projets, puis il y a eu un moment de silence. Il a posé sa main sur la mienne. On s’est regardés, j’ai eu la même impression que les fois précédentes. Il me plaisait, mais il y avait un truc en plus, j’en étais persuadée. D’autres garçons m’avaient séduite avant, là, il y avait autre chose…- Et alors Mamie ?
- Déjà, je n’ai pas retiré ma main. C’est moi qui ai rompu le silence. Je lui ai dit, j’ai tout sorti en bloc. Mon coup de foudre dès le premier regard devant la médiathèque, confirmé lors de la nuit des barricades. Le fait que j’étais bien avec lui ici à Prague.
- Alors ??
- Alors, il a éclaté de rire. Ses yeux et son sourire m’avaient fait craquer les fois précédentes. Son rire franc m’a un en nouvelle fois fait craquer, même si j’ai d’abord eu l’impression qu’il se moquait de moi après mes confessions. Il m’a vite rassurée. Il m’a dit, je me souviens encore de ses paroles : - Depuis la première fois que je t’ai vu, moi aussi, j’ai eu le béguin. C’est moi qui ai demandé à Flandrin de t'envoyer, toi. Il voulait me mettre ce vieux con de Vasseur entre les pattes. J’ai insisté et j’ai eu gain de cause. Je voulais travailler avec toi, bien sûr. Ton cliché sur la barricade était génial. Tu as du talent, tu as l’œil, tu vas devenir une des meilleures photographes ! Mais ce n’est pas la photographe que je voulais seulement, c’est la jeune femme. Je voulais surtout être avec toi.
- Et après ?
- Et on s’est embrassés, il s’est penché vers moi au-dessus de la table… C’était romantique. Dans cette ville, dans ce cadre, avec l’ambiance du moment à Prague. On avait l’impression que les gens voulaient profiter de leurs dernières soirées de liberté. C’était magique.
- Et c’est tout ? Genre, vous vous êtes embrassés et rien d’autre ?
- Je lui ai mis une claque sur l’épaule : « Tu t’es moqué de moi ! C’était un stratagème ! » Mais le sourire que je devais arborer a dû me trahir. Je n’ai pas dû être convaincante. Il a encore éclaté de rire et a ajouté un simple « Oui » puis « Enfin non, je ne me suis pas moqué de toi, mais oui, c’était bien un stratagème. »Il m’a dit que par contre le coup de la chambre, c'était vrai. Plus une chambre de libre à Prague. On est retourné à l’hôtel.
- Et vous avez fait quoi ?
- Vous voulez les détails ? On a fait l’amour…- Ben non, quand même pas Mamie, tu es notre grand-mère ! On va éviter les détails !! Par contre, tu l’avais déjà fait. Je suppose qu’à l’époque, on le faisait plus tard qu’aujourd’hui.
- Oui, j’avais déjà eu des aventures avant. Une autre époque oui, une société plus fermée aussi. Pas de contraception en plus, il fallait faire attention. Mais on était en 68, un vent de liberté venait d’emporter la jeunesse. J’ai eu la chance d’avoir 20 ans à ce moment-là. J’avais cet appartement avec ma copine quand je suis arrivée à Paris. Des garçons passaient à la maison parfois le soir. On refaisait le monde, c’était aussi l’époque pour ça. Parfois, il y en avait un qui restait pour la nuit. Mais chut, n’allez pas ébruiter ça dans la famille hein !
- T’inquiètes Mamie, ça reste entre toi et nous, hein les gars ?
- Ouais ! Croix de bois, croix de fer, si ça sort d’ici on va en enfer. Enfin surtout Manon…
Je me suis tue un moment. Intérieurement, j’ai revu la scène de ce que, volontairement, j’ai omis de dire à mes petits-enfants. Même si elle avait eu lieu une cinquantaine d’années plus tôt, dans mon esprit, c’était comme hier. Le retour à l’hôtel, notre long baiser près du lit. Je revois comment Pierre m’a déshabillée, nos lèvres toujours liées. Comment il m’a renversée sur le lit, comment il s’est allongé sur moi. Ses bras qui enserraient mon cou, quand il m’a fait l’amour. Mes bras à moi qui le serrait, mes jambes croisées dans son dos, qui le serrait aussi. Je ne voulais surtout pas le laisser s’envoler assurément. Je repense à cet orgasme qui m’a saisie, transie même, à son intensité. Des orgasmes, j’en avait connu d’autres avant, mais pas aussi fort, pas aussi intense. La preuve que ce n'était pas une simple amourette, s’il m’en fallait encore une. C’est ce que j’ai pensé sur le vif. Aujourd’hui, je m’en souviens encore. Ce moment m’a marquée à vie…
- Mamie, tu es dans tes rêves ?
- Je continue… Le lendemain, Pierre m’a secouée.
« Anne réveille toi ! Ça bouge. Je viens de croiser un journaliste que je connais dans le hall de l’hôtel. Des avions russes se sont posés à l’aéroport de Prague cette nuit. Des soldats l’occupent. L’aéroport est fermé. Des colonnes de blindés ont passé la frontière hier soir et convergent vers Prague. L’armée tchécoslovaque n’a pas l’air de vouloir intervenir. Dubcek a été arrêté. On dit qu’il a été emmené à Moscou. Le gouvernement tchécoslovaque a demandé à l’armée et à la population de ne pas résister par les armes, mais de refuser de collaborer avec les Russes.
Ils prônent la résistance pacifique, la population est invitée à dialoguer avec les soldats russes pour leur expliquer que la propagande les a leurrés et qu’ils n’avaient rien à faire en Tchécoslovaquie.
Je m’habillais rapidement en écoutant les nouvelles que Pierre me donnait, au fur et à mesure :
- Je prends mon appareil, on file là-bas.
- Non, rien à voir à l’aéroport, les soldats russes ne nous laisseront pas entrer. Par contre, les gens se massent dans la rue et autour de la radio de Prague. Ils veulent la préserver en tant que moyen de communication libre. On voit ce qu’on peut en tirer et après, on dégage de là. J’ai eu Flandrin au téléphone. Si on peut lui envoyer un article et quelques photos, c’est parfait, sinon, on rentre.
Voilà ce qu’a écrit votre grand-père, j’ai l’article découpé là :
« Face à cette résistance passive, les armées soviétiques sont impuissantes. Les envahisseurs n’osent pas utiliser leurs armes. Incapables de donner des ordres ou de faire respecter à la population la moindre instruction, ils ne savent que faire. Terrifiants par leur puissance, ils se sentent écrasés moralement ».
Un exemple pour imager ça les enfants, nous étions avec Pierre ce matin-là devant le siège de la radio tchécoslovaque. La population s’était massée autour. Elle n’était gardée que par quelques soldats tchécoslovaques. Une colonne de blindés russes est arrivée et a voulu prendre possession des lieux. Un officier tchèque leur a demandé : « Avez-vous un ordre écrit ? ». Les soldats russes ont fait demi-tour pour aller chercher le sacro-saint ordre écrit. Quand ils sont revenus une heure plus tard, la radio avait été déménagée par la population de Prague. Elle a continué à émettre depuis un lieu tenu secret. Cette anecdote (1) illustre parfaitement la résistance passive mise en place par la population et l’armée tchécoslovaque.
Avec Pierre, nous étions sur la place devant la radio.
L’officier commandant la colonne soviétique a été cherché le fameux ordre écrit, on ne sait où. Tout le monde rigolait, se tapait dans le dos. Les soldats tchécoslovaques fraternisaient avec les habitants de Prague massés devant l’immeuble. Le reste de la colonne de véhicules russes est resté aux abords de la place.
D’un seul coup, la foule s’est fendue. Un jeune homme s’est approché des soldats soviétiques. Il portait un bidon d’essence. Il s’est campé devant eux et s’est arrosé avec le carburant. Il a allumé un briquet et a approché la flamme de son corps. Il allait s’immoler. Des gens se sont écartés de lui. Ses vêtements ont pris feu.
D’autres ont accouru et ont jeté des couvertures sur lui. Il s’en est sorti, même s’il a été sûrement gravement brûlé. Mais son acte symbolique a marqué les esprits, tant chez les Tchécoslovaques, que chez les envahisseurs.
Photographier cet étudiant en train de prendre feu, ça tous les photographes présents sur la place l’ont fait. J’avais mieux. J’ai pris son visage, son regard juste avant qu’il ne s'immole. On y lisait sa détermination. Sa détermination à résister.
J’avais un peu honte. Pour moi, c’était encore du voyeurisme. Je ne m’étais pas encore blindée.
Journalisme ou voyeurisme. Information ou acharnement journalistique ? Sensationnalisme ou droit de savoir ? J’avoue n’avoir jamais complètement répondu à cette question. Ça me taraudera toute ma carrière. La frontière est souvent très mince, le journaliste ou le photographe de presse marche régulièrement sur un fil. Ne pas tomber dans le sensationnel, couvrir l’évènement et non le créer, voilà ce que doit faire un bon journaliste. Rendre compte, sans surenchère, qui amènera en fait la perte de crédibilité. C’est très compliqué de respecter cette éthique. Pour cette photo, j’ai pu imager et montrer aussi toute l’ampleur de la résistance passive mise en place par la population tchécoslovaque.
De manière plus générale, est-il nécessaire de montrer toutes ces images insoutenables ? Montrer tout ce qu’il y a de plus scabreux, des fosses communes, des charniers, des cadavres jonchant les rues ?
Je pense qu’un photographe de presse peut faire son travail, informer, montrer honnêtement, sans tomber dans la dérive.
Je me suis efforcée de le faire. Le regard de ce garçon, plutôt que son corps dévoré par les flammes, puis d’autres photos que je ferai plus tard, vont dans ce sens. Enfin, je le pense. Je l’espère.
Mais j’avais mon cliché. Ce cliché a été mon deuxième après « la liberté guidant le peuple » à faire la une de la presse en France.
- On part de là, me dit Pierre en me tirant par la manche.
- Oui, c’est bon pour moi.
- On passe à notre hôtel prendre nos affaires et on trouve un moyen de quitter le pays.
En quittant notre hôtel, j’ai attiré Pierre vers moi :- Attends !
Je l’ai embrassé. Quand nos bouches se sont séparées, son sourire, le même que devant la cinémathèque six mois plus tôt, illuminait son visage. Si ce premier sourire m’avait séduite, si la soirée de la veille m’avait rendue amoureuse, j’ai su à ce moment-là qu’il était l’homme de ma vie.
- Si on avait une heure devant nous, crois moi Anne, on ne serait pas revenus dans cette chambre seulement pour prendre vite fait nos affaires.
Ce furent les paroles qu’il prononça quand on entassait pêle-mêle nos quelques affaires dans un sac. Mot pour mot, je m’en souviens. Et toujours ce sourire sur ses lèvres. J’étais bien amoureuse et plus qu’amoureuse :- L’aéroport, c’est foutu. Viens, on va voir à la gare, je n’y crois pas trop, mais allons y, m’a-t-il dit en me prenant la main.
Arrivés à la gare centrale, déception, des véhicules militaires russes l’encerclait :- Plus de train, direction la gare routière.
Nous sommes partis en courant. Pierre s’est arrêté et a hélé un homme qui marchait dans l’autre direction :- Attends Anne, Eh Jacques ….
- Pierre.
- C’est Anne, elle est photographe, on travaille ensemble, Jacques est journaliste pour l’agence France Presse.
- Salut Anne,- On essaye de quitter le pays. Et toi ?
- Je dégage d’ici aussi. Terry du Times a été arrêté par les Russes. Ça va craindre pour les journalistes de l'ouest ici.
- L’aéroport est fermé, les gares aussi.
- J’ai trouvé une vieille bagnole, je prends la route. Vous voulez venir avec moi ? Je suis avec Di Piazza, un journaliste italien.
On a pris la route la plus directe vers la frontière ouest-allemande depuis Prague. Dans la banlieue de Prague, un camion russe se trouvait sur le bord de la route en feu :- Eh bé… Il n’y a pas que de la résistance pacifique, on dirait, m’a dit Pierre pendant que je photographiais le véhicule en feu.
Nous roulions vers une ville appelée Egra. La route était mauvaise, des réfugiés prenaient le même chemin que nous, en voiture, à vélo, à pied. Nous suivions le flux, jetant un œil de temps à autre sur une vieille carte routière trouvée dans la boite à gants.
J’étais sur la banquette arrière avec Pierre, nous nous tenions la main. J’étais bien, malgré la tension extérieure, et le danger ambiant. Régulièrement, je demandais à Jacques de ralentir, j’ouvrais ma fenêtre et je prenais des photos.
Dans une petite ville, nous nous sommes arrêtés pour regarder un char russe, à priori abandonné et en panne. Sur son flanc, il y avait un graffiti peint « Lénine reviens, Brejnev est devenu fou ! »Encore un beau cliché.
Un homme s’est approché de nous, il nous a dit que les soldats russes avaient quitté le coin. Il nous a raconté dans un mauvais anglais que des cheminots avaient fait tourner en rond pendant plusieurs heures un train russe qui apportait du matériel. Il nous a dit qu’il rejoignait des amis pour ralentir l’avancée des convois russes. Ils allaient déboulonner les plaques avec le nom des rues et arracher les panneaux routiers ou en changer le sens pour indiquer de mauvaises directions. Il a permis que je le photographie. Regardez, le voilà et là c’est le char russe tagué.
Il nous a dit aussi que la route d’Egra était coupée. Les Russes avaient mis en place des barrages à une vingtaine de kilomètres.
Il nous a dit de tenter notre chance en bifurquant vers le sud et la vile de Plzen. Peut-être que les Soviétiques qui voulaient occuper Prague et les grandes villes n’y seraient pas encore. De là, on pourrait se diriger vers la localité de Zelesna Ruda. Ensuite, c’était la RFA, la ville de Bodenmais, puis Munich. Il nous a marqué l’itinéraire sur notre carte.
Il nous a fait jurer de raconter en rentrant chez nous l’histoire du peuple tchécoslovaque au monde. Nous l’avons fait bien sûr, mais ce que nous a demandé cet homme aura influencé toute ma carrière. Ce n’est pas pour moi, pour trouver le scoop, que j’ai couru le monde ensuite. C’est pour faire témoigner tous ces gens que j’ai photographié, pour faire passer leur message.
En traversant une localité dont j’ai oublié le nom, nous sommes tombés sur deux ou trois véhicules militaires russes, entourés par la population locale sur la place. Les gens n’étaient pas forcément agressifs. Mais ils enguelaient les Russes, leur disant de repartir chez eux, qu’ils n’avaient pas besoin d’eux.
Un officier russe leur a répondu qu’ils étaient là pour les délivrer de l’invasion capitaliste à laquelle ils faisaient face. Plusieurs milliers de soldats américains et ouest-allemands occupaient la Tchécoslovaquie.
Les gens riaient et demandaient aux Russes, combien de soldats américains, ils avaient vu depuis qu’ils étaient là.
Aucun ? C’est donc bien de la propagande de leurs dirigeants. C’est cette photo-là, dans l’album.
Enfin, nous sommes arrivés en vue de la frontière avec la RFA. Jusqu’à présent, malgré le danger ambiant, nous étions plutôt décontractés dans notre voiture. La tension est montée d’un seul coup. Je serrais la main de votre grand père. Nous avancions doucement, ne sachant pas ce que nous allions trouver au poste-frontière. Il y avait juste deux douaniers tchécoslovaques, qui nous ont fait de grands signes pour que nous passions. De l’autre côté, les Allemands nous ont arrêtés. Quand nous avons présenté nos passeports français et nos cartes de presse, ils nous ont laissé passer.
Nous sommes arrivés à Munich dans la soirée.
La première chose que j’ai faite en arrivant, a été de trouver un endroit où développer mes clichés. Je suis entrée dans un magasin de photographie. On m’a laissé utiliser la chambre noire. Pierre, pendant ce temps rédigeait son article. Il a insisté sur le rôle de la population tchécoslovaque et sur la résistance passive, dans les évènements qui avaient lieu là-bas.
À mon retour, nous avions envoyé articles et photos. Notre mission était terminée. Le lendemain, ça allait faire la une des journaux en France, article et photos.
Il était impossible de retourner en Tchécoslovaquie. Les frontières étaient maintenant fermées, les journalistes occidentaux plus les bienvenus. Nous avons décidé de passer quelques jours de vacances et de détente à Munich.
Eh bien les enfants, je n’ai pas vu grand-chose de Munich. On s’est un peu promenés dans la ville bien sûr, la Marienplatz, quelques rues animées et le marché de Munich, où les échoppes s’entassent, endroit idéal pour manger et découvrir la gastronomie allemande et vite, on retournait dans notre chambre d’hôtel. C’est surtout cette chambre qu’on a visitée.
Voilà comment s'est passée ma première mission à l’étranger, et mes premières vacances avec votre grand-père.
Nous sommes rentrés à Paris quelques jours plus tard, un peu à reculons.
- Génial Mamie, super histoire.
- Belle histoire d’amour aussi.
- Bien, on va se coucher les enfants.
- Tu nous raconteras la suite demain.
- Demain, si vous voulez.
Une fois de plus, je n’ai pas pu raconter en détail à mes petits-enfants, les folles journées et nuits que nous avons passé dans notre chambre d’hôtel à Munich, avec Pierre.
À Prague, nous n’avions fait l’amour qu’une seule fois nous aurions bien recommencé, ce n’est pas l’envie qui nous manquait, mais les événements se sont enchaînés et nous n’avions pas eu l’occasion de pouvoir donner une suite à notre première nuit. A Munich, nous avons profité, dans tous les sens du terme. La frénésie de la jeunesse sûrement, la première fois que je tombais vraiment amoureuse aussi, et puis nous étions en 1968, la société se libérait, enfin la société pas trop, la jeunesse oui.
Nous avons fait l’amour le jour, la nuit, nous dormions de temps en temps, entre deux étreintes. Nous ne sortions que pour manger. Sur le lit, en dehors du lit, dans l’ascenseur de l’hôtel, que nous avions bloqué, une fois, dans un parc munichois aussi. Tout ça, impossible de le raconter aux enfants. Je découvrais mon corps aussi. J’avais déjà couché avec quelques garçons, rue des Fossés Saint Bernard souvent à la va-vite, parfois maladroitement. Là, c’était un feu d’artifice continu.
- Bonne nuit Mamie.
- Bonne nuit les enfants.
- On te laisse avec tes rêves de jeunesse, ont-ils conclus en rigolant comme des baleines.
- Je vais me coucher aussi.
A suivre.
(1) Cette histoire, et toutes les anecdotes figurant dans ce récit et imageant la résistance pacifique des peuples tchèques et slovaques, sont vraies.
Mes petits enfants sont arrivés ce matin.
Mathis et Manon, 19 et 18 ans, les enfants de ma fille aînée, Marie.
Clément et Raphaël, les jumeaux, 16 ans, les enfants de mon fils, Olivier.
C’est le rituel, les deux premières semaines des vacances d’été, ils viennent ici, en Bretagne, dans ma maison sur la presqu'île de Crozon, avant de partir de leur côté après le 14 juillet.
Cette première soirée des vacances, c’est le rituel aussi :
- Bon, Mamie, tu nous racontes tes souvenirs de jeunesse, me dit Mathis.
- Je vous les ai au moins raconté cent fois ces souvenirs là. Vous les connaissez par cœur.
- Alors déjà Mamie, on a envie de les entendre encore. On ne s’en lasse pas. On est si fiers d’avoir une grand-mère telle que toi, ajoute Manon. Et puis, tu racontes si bien…- Oh, tu sais, c’est grâce à votre grand-père, que je peux les raconter si bien, comme tu dis. C’est lui qui les a couchées sur le papier ces histoires. Je ne fais que de m’en inspirer.
- Mais Mamie, on est fiers aussi de Papy, tu sais, même si on a juste de vagues souvenirs de lui, ajoutent Clément et Raphaël, comme souvent ensemble, d’une seule voix. Nos potes au lycée sont sciés quand on leur parle de vous.
- Et puis, il y a un truc Mamie, dit Manon.
- Quoi donc ma petite fille ?
- C’est vrai que tu nous as raconté cent fois au moins tes souvenirs. Mais on est sûrs que c’est une version édulcorée. On a tous grandi maintenant, même les jumeaux. Tu ne crois pas qu’on est en âge d’entendre la vraie histoire ?
Manon… J’ai tout de suite remarqué, lors de son arrivée, les changements opérés chez elle depuis la dernière fois où je l’ai vue. Ce sourire en me disant sa dernière phrase en dit long. Manon a rencontré le loup, Manon est devenue une femme. Je le vois bien.
Elle comprend aussitôt que j’ai deviné. Sûrement le sourire en coin que je lui renvoie.
Elle me rappelle tellement sa mère à son âge. Sauf que sa mère avait un caractère bien trempé. Manon, elle, est tout en douceur.
Il y eut ce sourire qui ne trompe pas. Et puis quelques autres indices. Depuis ce matin, elle passe sans arrêt des SMS. Comme tous les jeunes d’aujourd’hui me direz-vous ? Certes, mais elle s’isole aussi très régulièrement pour avoir de longues discussions au téléphone. Toujours comme les jeunes de son âge… Mais ils n’ont pas tous ce sourire béat et idiot en raccrochant.
Ma petite Manon a, non seulement vu le loup, mais elle est aussi amoureuse.
- Vous l’aurez voulu ! Allez chercher sur l’étagère mon album photo.
Puis, théâtrale, l’album sur les genoux, j’ai laissé planer un moment de silence avant de commencer :
« J’ai toujours voulu être photographe de presse. J’ai appris un peu toute seule, du moins au début.
Je fréquentais la boutique du photographe local dans la petite ville où j’ai grandi. Il me donnait quelques conseils.
Puis, je suis montée à Paris, une fois le bac en poche, pour faire une école de photographie.
Mes parents n’étaient pas forcément enchantés, ils me voyaient plutôt épouser un notable, devenir mère de famille. Au pire, si je devais embrasser une carrière, avocate ou pharmacienne. Par contre, je les remercie de m’avoir permis de réaliser mon rêve. De m’avoir autorisé, même. À l’époque, l’autorité parentale, c’était autre chose qu’aujourd’hui, notamment pour une jeune fille. Sans leur accord, jamais je n’aurais pu intégrer cette école. Et puis la majorité était à 21 ans à ce moment-là.
- Et tu n’as jamais eu peur Mamie de partir comme ça, seule à travers le monde ?
- Eh bien, non, mentis je. Déjà, je n’étais jamais seule, j’étais toujours avec mon fidèle compagnon, mon alter-égo…- Comment ça Mamie ?
- Mon appareil photo. Mon premier était un Nikon F, appareil qui deviendra plus tard emblématique. Je l’ai toujours mon premier. Il deviendra l’appareil des photographes de presse, notamment au Vietnam. Saviez-vous qu’à l’origine, il était argenté. Les photographes ont demandé à Nikon de le faire en noir. C’était beaucoup moins dangereux pour eux, sur le terrain, au Vietnam, ou ailleurs.
Je l’ai acheté d’occasion mon premier. Toutes mes économies y sont passées.
Je l’avais toujours avec moi, partout où j’allais.
Faire une bonne photo est avant tout une affaire de chance. C’est ce que m’avait dit le vieux photographe de ma petite ville de province. Être au bon endroit, au bon moment. Sentir l’atmosphère, avoir l’instinct quoi, être sur le qui-vive.
Avoir l’œil aussi. Qu’est-ce qui différencie le photographe pro et l’amateur ?
- Euh, je ne sais pas…- Avoir l’œil Mamie ? Comme tu dis !
- Mais non, la technique, savoir utiliser son appareil !
- Bien sûr, il faut ça… Mais ça ne sert à rien, si on n’a pas son appareil sous la main. Pour un bon photographe, c’est une extension naturelle à la main. Repérer le bon angle et appuyer sur l’obturateur sans se préoccuper de la mise au point.
On se s’occupe vraiment de la qualité de la photo que lors de la deuxième prise de vue, si on a le temps d’en faire une autre. Pour la première, on y va sans se poser de question. La scène que l’on a sentie peut avoir disparue. La chance et le flair, c’est ça qui fait un bon cliché. Rien d’autre. Être là quand il faut et appuyer sur l’obturateur au bon moment.
À l’époque, bien sûr, pas de numérique, pas de Photoshop. On se rendait compte de la qualité d’une photo seulement au développement. Après. C’est aussi pour ça que les clichés qui ont marqué l’histoire de la photographie de presse, ne sont pas les meilleurs techniquement parlant. On va dire que j’e, ai manqué un certain nombre dans ma carrière.
Mais je reprends mon histoire. Nous étions au tout début 1968. J’étais diplômée, j’avais mon Nikon, j’avais 21 ans, l’âge de l’insouciance et surtout de la majorité à ce moment-là.
À l’époque, la société était fermée. Dominées par les hommes, les femmes étaient sous l’autorité de leur père puis de leur mari.
Je n’étais pas mariée, mais heureusement, mon père était assez ouvert d’esprit, du moins pour l’époque. En clair, on n’avait pas les mêmes droits que les hommes. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, malgré l’égalité universelle affichée, on avait un peu oublié la citoyenne.
Pensez donc, à cette époque, faire ce métier de photographe de presse. Une femme ? Pas un métier pour elle.
J’avais couvert quelques sujets en free-lance, fais quelques clichés intéressants. Mais j’avais du mal à les vendre. Parce que j’étais une femme, et aussi parce que je n’avais pas de nom. Une débutante. La presse achetait en priorité aux photographes connus du circuit. À ceux qui avaient leurs entrées dans les rédactions. À ceux qui avaient un réseau.
Et puis la chance m’a souri assez rapidement. Je me le suis fait ce nom. Avec un nom, une renommée, on a oublié que je n’étais qu’une faible et jeune femme.
Cette chance, ce fut le mois de mai 68. Mais je vais un peu vite…
Je louais un petit appartement que je partageais avec une copine, rue des Fossés Saint Bernard.
Il y avait un petit placard/dressing/débarras dans l’entrée. Je l’ai transformé en chambre noire. J’y développais mes clichés. J’ai acheté du matériel de développement d’occasion. Un stock de papier photo aussi, auprès d’un magasin qui fermait.
Je faisais des petits boulots pour payer le loyer, des ménages surtout. À l’époque, c’est tout ce qu’on proposait à une jeune fille. Ma copine aussi d’ailleurs. Elle était actrice, elle courait les castings pour décrocher des rôles. Et puis mon père m’envoyait un peu d’argent aussi.
On faisait un peu la fête avec ma copine. Des garçons de passage parfois, mais chut … C’est entre nous hein ! Et dès que je pouvais, je parcourais les rues, et je courais aux endroits à Paris où l’actualité se faisait. J’ai pris notamment des clichés lors d’incidents à l’université de Nanterre. Puis d’autres lors d’affrontements entre des lycéens de Condorcet et la police. Puis du ministre de l'Intérieur de l’époque, fustigeant les manifestants, lors d’un discours.
J’avais conscience qu’avec la censure ambiante, j’aurais du mal à caser mes photos de Condorcet ou de Nanterre. Ni celle des grèves des cheminots pour l’ouverture des Jeux olympiques à Grenoble en février.
J’ai aussi couvert en février 68, le renvoi du fondateur de la cinémathèque française, Henri Langlois, démis de ses fonctions sur demande du gouvernement, en froid avec André Malraux. C’est là que j’ai croisé pour la première fois, un jeune journaliste prénommé Pierre, que je retrouverai plus tard.
- Papy ?
- Ne soyez pas si empressés. Nous nous sommes croisés lors des affrontements avec la police devant la cinémathèque le 14 février 68.
- Genre le jour de la Saint Valentin…- On a juste échangé deux mots. Il m’a dit « Attention » en me tirant par le bras, alors que je m’approchais des manifestants. Un jet de grenade lacrymogène venait de partir. Je lui ai dit « Merci », avec un grand sourire avant de cacher mon visage avec mon foulard. Nous sommes partis chacun de notre côté, mais le regard que nous avons échangé ce jour-là est encore gravé dans mon esprit. Enfin, avec le recul, sur le moment, j’ai juste tourné les talons et je me suis empressée d’aller photographier quelques visages connus chez les manifestants. Notamment des jeunes réalisateurs de ce qu’on appelait la nouvelle vague, quelques vedettes et quelques activistes politiques. J’ai fait un magnifique gros plan de François Truffaut. Regardez ! Le voilà, en train de hurler dans un mégaphone… Un des plus remontés. J’ai aussi Godard et Chabrol. Là. Et cette jeune femme sur celui-là, c’est Françoise Giroud.
Ce cliché de François Truffaut est le premier que j’ai réussi à caser dans la presse. Mon nom n’était pas cité dans l’article, mais ma photo a été publiée. La toute première. J’étais fière. Oh pas à la une, bien sûr ! Mais j’étais dans le journal ! Il y avait mon nom, en tout petit sous la photo. Il fallait une loupe pour le déchiffrer, mais qu’importe. C’était le mien, c’était moi.
Et puis la situation ne s’est pas améliorée en ce début 68. Dans les facs, dans les lycées, ça bougeait. Jusqu’à fin 67, les jeunes manifestaient, mais surtout contre la guerre au Vietnam, à l’image de ce qui se passait aux Etats-Unis. Très rapidement, les étudiants se sont mis à revendiquer plus de libertés pour eux. Les ouvriers aussi s’y sont mis, les manifestations, les grèves, les blocages se sont multipliés. Je courais de ville en ville, à l'affût d’un bon cliché. Je voyageais sans billet de train à l’époque, multipliant les stratagèmes pour échapper aux contrôleurs. J’ai réussi tant bien que mal à caser quelques photos par ci, par là. Elles ne faisaient toujours pas la une, mais au moins, ça me permettait de continuer.
- Et tu as revu Papy ?
- Bien sûr qu’elle l’a revu, sinon, on ne serait pas là !
- Je n’ai pas revu votre grand-père tout de suite. J’ai gardé le souvenir de cet échange de regard, c’est sûr, mais je l’ai oublié. Il faut dire que ça bougeait de plus en plus. Ce qu’on appelle encore aujourd’hui « Mai 68 » avait commencé et en fait dès le début de l’année. Depuis l’affaire de la cinémathèque. C’est le 2 mai, que ça c’est vraiment gâter.
La police fait évacuer la cour de la Sorbonne à la demande du recteur le 2 mai. Le lendemain, une première manifestation au quartier latin a conduit à des affrontements entre étudiants et CRS et à 600 interpellations. J’y étais bien sûr. C’est là que j’ai à nouveau aperçu votre grand-père. Je lui ai fait un signe. Il ne m’a pas vu. Il courait pour échapper à une charge de CRS. Le fait de dire qu’on était journaliste ne suffisait pas, surtout si on était jeunes. Il valait mieux courir. Je me suis réfugiée dans un hall d’immeuble pour ma part. On s’est revus le 15 mai, lors de l’occupation des usines Renault par les ouvriers. Là, on a échangé quelques mots. Il m’a reconnue. « Ma belle photographe de la cinémathèque », m’a-t-il dit. On ne va pas se cacher derrière son petit doigt, c’est ce jour-là que je suis tombée amoureuse de votre grand-père. Enfin vraiment.
- Et ? Il s’est passé quoi ?
- Rien… On a échangé quelques mots en plus. Il m’a demandé « Tu t’appelles comment ? »- Anne, et toi ?
- Pierre.
On a échangé nos adresses. À l’époque, on n’avait pas de 06, comme vous dites aujourd’hui.
- Et ?
- Et ça a commencé à dégénérer sur le piquet de grève, j’ai pris mon appareil photo, on est parti chacun de notre côté.
Les journaux cherchaient des clichés, mais nous étions nombreux sur l’affaire. J’en casais un de temps en temps. Je n’avais pas encore de nom dans le milieu, la presse privilégiait les photographes qu’elle connaissait et ceux qui travaillaient pour une agence de presse, plutôt que les indépendants.
C’est juste après, que j’ai commencé à me faire connaître. J’ai réalisé mon premier cliché qui a fait la une, et pas d’un seul journal.
La nuit du 23 au 24 mai a été une nuit d’émeutes et de barricades au quartier latin. Bien sûr, j’y étais. Ça a été ma nuit de chance. J’ai fait LE cliché. C’est ce dont je vous parlais tout à l’heure. La chance s’est présentée à moi et je l’ai saisie, sur pellicule. J’étais à un coin de rue face à une barricade. Juste derrière, les CRS se rassemblaient, attendant l’ordre de charger. J’allais m’éloigner pour ne pas me retrouver coincée au milieu de tout ça. Quand…- Quoi Mamie !!
- Deux personnages sont apparus debout sur la barricade, une jeune femme et un tout jeune homme, lui avait un bras levé vers le ciel. La fille agitait un drapeau, le jeune homme était à côté d’elle. La fumée des gaz lacrymogènes entourait la scène, créant comme un halo. Derrière, d’autres personnes allaient monter sur la barricade. L’œil du photographe, j’ai tout de suite vu la scène telle qu’elle se présenterait au développement sur papier.
- Quoi ?
- Le tableau de Delacroix, la Liberté guidant le Peuple. C’est ce que j’ai vu, c’est ce que j’ai pris. Vous imaginez le symbole en plus ? Je suis rentrée, j’ai tiré la photo, c’était tout à fait ça. La fille n’avait pas les seins découverts bien sûr, mais hormis ça, c’était la Liberté guidant le Peuple. Regardez, la voilà cette photo.
- Je comprends mieux ton histoire de chance du photographe. C’est tout à fait ça…- Le lendemain, les journaux s’arrachaient mon cliché. Je venais de me faire un nom dans le milieu. Oh, ce n’était pas la gloire, mais on me connaissait maintenant. Les confrères me saluaient quand je les croisais, ils savaient qui j’étais.
J’ai continué à couvrir les événements de mai 68. J’ai réussi à caser quelques autres clichés des manifestations ou des occupations d’usines. Une autre m’a apporté encore un peu de notoriété. Elle a, à nouveau, fait la couverture d’un magazine. On voit une jeune fille s’approcher d’une rangée de gardes mobiles, boucliers levés, la matraque à la main et offrir une fleur à un des gendarmes.
- Et après Mamie ?
- Après ? Après, on va au lit !
- On n’est pas fatigués !
- Vous non, mais moi si ! Demain le reste…
Le lendemain, le fond de l’air était chaud, nous nous sommes installés avec mes petits-enfants, sur la terrasse qui dominait Camaret et la mer d’Iroise. Les premières lumières de la petite ville s’éclairaient. Les enseignes des restaurants et bars du part apparaissaient :
- Voilà Mamie, ton album photos.
- On continue Mamie, tu en étais au moment où tu as commencé à devenir un peu connue en 1968.
- Ah oui ! Les manifestations ont pris fin après les Accords de Grenelle. J’ai un peu perdu ma matière première. Avant, au mois de mai, tous les jours, il y avait moyen de faire quelques photos. Là, c’était à nouveau le calme plat. Le calme après la tempête. Par contre, j’ai été contactée dès le début juin par une agence de presse, l’agence Epsilon, qui m’a proposé de travailler pour eux. Je n’ai pas hésité longtemps. Certes, je perdais un peu de mon indépendance, mais avec eux, je pourrais voyager, ils pouvaient m’envoyer à l’étranger, tous frais payé. En plus, ils se chargeaient de vendre mes photos aux journaux et aux magazines, en prenant un pourcentage quand même. Je n’aurais plus à courir les rédactions, ils faisaient tout pour moi. Je suis restée avec eux toute ma carrière.
Début août le patron de l’agence, Hubert Flandrin m’a convoquée :
- Ça bouge à Prague et en Tchécoslovaquie. Tu vas là-bas !
- Moi ?
- Bah oui toi ! Je ne vois personne d’autre dans le bureau !
Prague ! Ma première à l’étranger. J’ai failli hurler de joie. Je me suis contenue. Flandrin m’impressionnait. Il remplissait bien son rôle de patron paternaliste et ronchon. J’ai ensuite appris à la connaître, mais à ce moment-là, j’étais dans mes petits souliers devant lui.
- Depuis le début de l’année, la Tchécoslovaquie a entamé des réformes sous la houlette d’Alexander Dubcek, qui prône « le socialisme à visage humain ». On assiste à une certaine libéralisation du pays et une démocratisation. Il a introduit notamment, la liberté de la presse, la liberté d’expression et de circulation dans le pays.
Je connaissais un peu la situation en Tchécoslovaquie. Même si les événements en France ont un peu éclipsé ce qui se passait là-bas, je suivais l’actualité de par mon métier. C’est ce qu’on appelle encore aujourd’hui « le printemps de Prague ».
Flandrin continue sur son ton de professeur :
- Bien évidemment, cela ne plaît pas au grand frère soviétique, qui perçoit ça comme une menace à l’hégémonie russe sur l’Europe de l’Est. Brejnev commence à s’agiter sérieusement.
Attention Anne ! Ça risque de ne pas être de tout repos. On dit que des troupes du pacte de Varsovie se massent à la frontière tchécoslovaque.
- Je verrais bien sur place.
- Anne, tu rejoins Bailleul, il est déjà là-bas. Il t'attendra à l’aéroport de Prague. Il est prévenu de ton arrivée.
- Bailleul ?
- C’est un journaliste de la presse écrite qui travaille avec nous. Tu feras les clichés pour illustrer ses articles. Tu pars demain matin. Ça m’ennuie d’envoyer une débutante là-bas, mais pas le choix, je n’ai personne d’autre sous la main.
- Je ne suis plus une débutante ! J’ai couvert les manifestations, je sais comment ça se passe.
- Oui, bon, on verra. Là, ce ne sont pas juste quelques échauffourées au quartier latin. Tu pars cet après-midi. Tu as juste le temps de rentrer chez toi et de faire une valise.
Je suis sortie comme une folle du bureau de Flandrin. J’ai failli hurler ma joie dans le couloir. Je suis partie en courant des bureaux d’Epsilon. Ceux que je croisais riaient en me voyant.
J’ai prévenu ma copine de mon départ et j’ai préparé mes affaires. Ne sachant pas à quoi m’attendre, j’ai décidé de voyager léger. Quelques vêtements, et bien sur mon appareil photo et de la pellicule en quantité. C’était la première fois que j’allais prendre l’avion, en plus.
Quand nous avons atterri à Prague, je me suis demandé comment j’allais reconnaître le fameux Bailleul. Tellement emportée par la joie et l’émotion, je n’avais demandé à Flandrin aucun renseignement sur lui.
Le suspense a été de courte durée. J’ai vu la silhouette d’un homme de dos qui regardait le tableau des arrivées d’avion. Je l’ai tout de suite reconnu :
- Papy !
- Oui, votre grand-père. Pierre. Pierre Bailleul.
Je n’avais que son prénom et son adresse, c’est ce qu’il m’avait donné à Paris lors de notre précédente rencontre. Je ne savais rien de plus sur lui :- Anne ! Si je m’attendais ! Je suis content que ça soit toi qu’ils envoient.
- Pierre ! C’est toi le Bailleul dont m’a parlé Flandrin. Pierre Bailleul !
- Exactement. On trouve un taxi et je te fais un topo en chemin.
Nous nous sommes assis à l’arrière d’un taxi Skoda, que Pierre a hélé à la sortie de l’aérogare :
- Bon, je te fais un résumé de la situation. Des blindés russes et polonais seraient à la frontière.
- Oui, Flandrin m’en a parlé.
- On s’attend d’un jour à l’autre à l’invasion de la Tchécoslovaquie. Si ça arrive, il faudra filer d’ici. Les journalistes occidentaux ne seront plus les bienvenus. J’espère qu’on a quelques jours devant nous.
On va à notre hôtel, tu t’installes et on va faire un tour dans Prague. Pour que tu sentes l’atmosphère, que tu perçoives l’ambiance. Je te raconterai au fur et à mesure.
- C’est d’accord.
- Euh Anne… Il y a un truc.
- Quoi ?
- Toute la presse internationale est là…- Oui ? Et alors ?
- Eh bien, il n’y a plus une seule chambre de libre à Prague. Du moins dans les hôtels pas trop chers… L’agence ne payera jamais pour un hôtel de luxe.
- Et ?
- Et on a qu’une seule chambre pour deux…- Quoi ?
- Rassure toi, une chambre à deux lits. C’est tout ce que j’ai trouvé. Je ne savais pas qu’ils m’enverraient une fille !
Bon, les enfants, je passe sur les détails, on avance. Le lendemain ….
- Ah non Mamie, la version non édulcorée, on a dit…- Bon, d’accord ! J’ai déposé mes affaires à l’hôtel. J’étais un peu gênée de devoir occuper la même chambre que Pierre. J’étais aussi quelque part plutôt contente. Je vous ai dit que j’avais eu un petit coup de foudre lors de nos précédentes rencontres. Même si elles ont été brèves, il m’avait marquée et je pensais encore régulièrement à lui. Voilà, anxieuse, gênée, mais heureuse.
Nous sommes allés marcher dans Prague. Il régnait une atmosphère à la fois tendue, mais aussi joyeuse. Les gens savaient que les troupes russes étaient à la frontière. Ils avaient aussi l’impression de vivre un moment historique.
J’ai pris des dizaines de clichés, des portraits surtout. Le soir, Pierre m’a emmené dans un restaurant dans le quartier Mala Strana.
- Ah ! Ça commence à devenir intéressant Mamie !
- On s’est raconté nos vies, puis nos projets, puis il y a eu un moment de silence. Il a posé sa main sur la mienne. On s’est regardés, j’ai eu la même impression que les fois précédentes. Il me plaisait, mais il y avait un truc en plus, j’en étais persuadée. D’autres garçons m’avaient séduite avant, là, il y avait autre chose…- Et alors Mamie ?
- Déjà, je n’ai pas retiré ma main. C’est moi qui ai rompu le silence. Je lui ai dit, j’ai tout sorti en bloc. Mon coup de foudre dès le premier regard devant la médiathèque, confirmé lors de la nuit des barricades. Le fait que j’étais bien avec lui ici à Prague.
- Alors ??
- Alors, il a éclaté de rire. Ses yeux et son sourire m’avaient fait craquer les fois précédentes. Son rire franc m’a un en nouvelle fois fait craquer, même si j’ai d’abord eu l’impression qu’il se moquait de moi après mes confessions. Il m’a vite rassurée. Il m’a dit, je me souviens encore de ses paroles : - Depuis la première fois que je t’ai vu, moi aussi, j’ai eu le béguin. C’est moi qui ai demandé à Flandrin de t'envoyer, toi. Il voulait me mettre ce vieux con de Vasseur entre les pattes. J’ai insisté et j’ai eu gain de cause. Je voulais travailler avec toi, bien sûr. Ton cliché sur la barricade était génial. Tu as du talent, tu as l’œil, tu vas devenir une des meilleures photographes ! Mais ce n’est pas la photographe que je voulais seulement, c’est la jeune femme. Je voulais surtout être avec toi.
- Et après ?
- Et on s’est embrassés, il s’est penché vers moi au-dessus de la table… C’était romantique. Dans cette ville, dans ce cadre, avec l’ambiance du moment à Prague. On avait l’impression que les gens voulaient profiter de leurs dernières soirées de liberté. C’était magique.
- Et c’est tout ? Genre, vous vous êtes embrassés et rien d’autre ?
- Je lui ai mis une claque sur l’épaule : « Tu t’es moqué de moi ! C’était un stratagème ! » Mais le sourire que je devais arborer a dû me trahir. Je n’ai pas dû être convaincante. Il a encore éclaté de rire et a ajouté un simple « Oui » puis « Enfin non, je ne me suis pas moqué de toi, mais oui, c’était bien un stratagème. »Il m’a dit que par contre le coup de la chambre, c'était vrai. Plus une chambre de libre à Prague. On est retourné à l’hôtel.
- Et vous avez fait quoi ?
- Vous voulez les détails ? On a fait l’amour…- Ben non, quand même pas Mamie, tu es notre grand-mère ! On va éviter les détails !! Par contre, tu l’avais déjà fait. Je suppose qu’à l’époque, on le faisait plus tard qu’aujourd’hui.
- Oui, j’avais déjà eu des aventures avant. Une autre époque oui, une société plus fermée aussi. Pas de contraception en plus, il fallait faire attention. Mais on était en 68, un vent de liberté venait d’emporter la jeunesse. J’ai eu la chance d’avoir 20 ans à ce moment-là. J’avais cet appartement avec ma copine quand je suis arrivée à Paris. Des garçons passaient à la maison parfois le soir. On refaisait le monde, c’était aussi l’époque pour ça. Parfois, il y en avait un qui restait pour la nuit. Mais chut, n’allez pas ébruiter ça dans la famille hein !
- T’inquiètes Mamie, ça reste entre toi et nous, hein les gars ?
- Ouais ! Croix de bois, croix de fer, si ça sort d’ici on va en enfer. Enfin surtout Manon…
Je me suis tue un moment. Intérieurement, j’ai revu la scène de ce que, volontairement, j’ai omis de dire à mes petits-enfants. Même si elle avait eu lieu une cinquantaine d’années plus tôt, dans mon esprit, c’était comme hier. Le retour à l’hôtel, notre long baiser près du lit. Je revois comment Pierre m’a déshabillée, nos lèvres toujours liées. Comment il m’a renversée sur le lit, comment il s’est allongé sur moi. Ses bras qui enserraient mon cou, quand il m’a fait l’amour. Mes bras à moi qui le serrait, mes jambes croisées dans son dos, qui le serrait aussi. Je ne voulais surtout pas le laisser s’envoler assurément. Je repense à cet orgasme qui m’a saisie, transie même, à son intensité. Des orgasmes, j’en avait connu d’autres avant, mais pas aussi fort, pas aussi intense. La preuve que ce n'était pas une simple amourette, s’il m’en fallait encore une. C’est ce que j’ai pensé sur le vif. Aujourd’hui, je m’en souviens encore. Ce moment m’a marquée à vie…
- Mamie, tu es dans tes rêves ?
- Je continue… Le lendemain, Pierre m’a secouée.
« Anne réveille toi ! Ça bouge. Je viens de croiser un journaliste que je connais dans le hall de l’hôtel. Des avions russes se sont posés à l’aéroport de Prague cette nuit. Des soldats l’occupent. L’aéroport est fermé. Des colonnes de blindés ont passé la frontière hier soir et convergent vers Prague. L’armée tchécoslovaque n’a pas l’air de vouloir intervenir. Dubcek a été arrêté. On dit qu’il a été emmené à Moscou. Le gouvernement tchécoslovaque a demandé à l’armée et à la population de ne pas résister par les armes, mais de refuser de collaborer avec les Russes.
Ils prônent la résistance pacifique, la population est invitée à dialoguer avec les soldats russes pour leur expliquer que la propagande les a leurrés et qu’ils n’avaient rien à faire en Tchécoslovaquie.
Je m’habillais rapidement en écoutant les nouvelles que Pierre me donnait, au fur et à mesure :
- Je prends mon appareil, on file là-bas.
- Non, rien à voir à l’aéroport, les soldats russes ne nous laisseront pas entrer. Par contre, les gens se massent dans la rue et autour de la radio de Prague. Ils veulent la préserver en tant que moyen de communication libre. On voit ce qu’on peut en tirer et après, on dégage de là. J’ai eu Flandrin au téléphone. Si on peut lui envoyer un article et quelques photos, c’est parfait, sinon, on rentre.
Voilà ce qu’a écrit votre grand-père, j’ai l’article découpé là :
« Face à cette résistance passive, les armées soviétiques sont impuissantes. Les envahisseurs n’osent pas utiliser leurs armes. Incapables de donner des ordres ou de faire respecter à la population la moindre instruction, ils ne savent que faire. Terrifiants par leur puissance, ils se sentent écrasés moralement ».
Un exemple pour imager ça les enfants, nous étions avec Pierre ce matin-là devant le siège de la radio tchécoslovaque. La population s’était massée autour. Elle n’était gardée que par quelques soldats tchécoslovaques. Une colonne de blindés russes est arrivée et a voulu prendre possession des lieux. Un officier tchèque leur a demandé : « Avez-vous un ordre écrit ? ». Les soldats russes ont fait demi-tour pour aller chercher le sacro-saint ordre écrit. Quand ils sont revenus une heure plus tard, la radio avait été déménagée par la population de Prague. Elle a continué à émettre depuis un lieu tenu secret. Cette anecdote (1) illustre parfaitement la résistance passive mise en place par la population et l’armée tchécoslovaque.
Avec Pierre, nous étions sur la place devant la radio.
L’officier commandant la colonne soviétique a été cherché le fameux ordre écrit, on ne sait où. Tout le monde rigolait, se tapait dans le dos. Les soldats tchécoslovaques fraternisaient avec les habitants de Prague massés devant l’immeuble. Le reste de la colonne de véhicules russes est resté aux abords de la place.
D’un seul coup, la foule s’est fendue. Un jeune homme s’est approché des soldats soviétiques. Il portait un bidon d’essence. Il s’est campé devant eux et s’est arrosé avec le carburant. Il a allumé un briquet et a approché la flamme de son corps. Il allait s’immoler. Des gens se sont écartés de lui. Ses vêtements ont pris feu.
D’autres ont accouru et ont jeté des couvertures sur lui. Il s’en est sorti, même s’il a été sûrement gravement brûlé. Mais son acte symbolique a marqué les esprits, tant chez les Tchécoslovaques, que chez les envahisseurs.
Photographier cet étudiant en train de prendre feu, ça tous les photographes présents sur la place l’ont fait. J’avais mieux. J’ai pris son visage, son regard juste avant qu’il ne s'immole. On y lisait sa détermination. Sa détermination à résister.
J’avais un peu honte. Pour moi, c’était encore du voyeurisme. Je ne m’étais pas encore blindée.
Journalisme ou voyeurisme. Information ou acharnement journalistique ? Sensationnalisme ou droit de savoir ? J’avoue n’avoir jamais complètement répondu à cette question. Ça me taraudera toute ma carrière. La frontière est souvent très mince, le journaliste ou le photographe de presse marche régulièrement sur un fil. Ne pas tomber dans le sensationnel, couvrir l’évènement et non le créer, voilà ce que doit faire un bon journaliste. Rendre compte, sans surenchère, qui amènera en fait la perte de crédibilité. C’est très compliqué de respecter cette éthique. Pour cette photo, j’ai pu imager et montrer aussi toute l’ampleur de la résistance passive mise en place par la population tchécoslovaque.
De manière plus générale, est-il nécessaire de montrer toutes ces images insoutenables ? Montrer tout ce qu’il y a de plus scabreux, des fosses communes, des charniers, des cadavres jonchant les rues ?
Je pense qu’un photographe de presse peut faire son travail, informer, montrer honnêtement, sans tomber dans la dérive.
Je me suis efforcée de le faire. Le regard de ce garçon, plutôt que son corps dévoré par les flammes, puis d’autres photos que je ferai plus tard, vont dans ce sens. Enfin, je le pense. Je l’espère.
Mais j’avais mon cliché. Ce cliché a été mon deuxième après « la liberté guidant le peuple » à faire la une de la presse en France.
- On part de là, me dit Pierre en me tirant par la manche.
- Oui, c’est bon pour moi.
- On passe à notre hôtel prendre nos affaires et on trouve un moyen de quitter le pays.
En quittant notre hôtel, j’ai attiré Pierre vers moi :- Attends !
Je l’ai embrassé. Quand nos bouches se sont séparées, son sourire, le même que devant la cinémathèque six mois plus tôt, illuminait son visage. Si ce premier sourire m’avait séduite, si la soirée de la veille m’avait rendue amoureuse, j’ai su à ce moment-là qu’il était l’homme de ma vie.
- Si on avait une heure devant nous, crois moi Anne, on ne serait pas revenus dans cette chambre seulement pour prendre vite fait nos affaires.
Ce furent les paroles qu’il prononça quand on entassait pêle-mêle nos quelques affaires dans un sac. Mot pour mot, je m’en souviens. Et toujours ce sourire sur ses lèvres. J’étais bien amoureuse et plus qu’amoureuse :- L’aéroport, c’est foutu. Viens, on va voir à la gare, je n’y crois pas trop, mais allons y, m’a-t-il dit en me prenant la main.
Arrivés à la gare centrale, déception, des véhicules militaires russes l’encerclait :- Plus de train, direction la gare routière.
Nous sommes partis en courant. Pierre s’est arrêté et a hélé un homme qui marchait dans l’autre direction :- Attends Anne, Eh Jacques ….
- Pierre.
- C’est Anne, elle est photographe, on travaille ensemble, Jacques est journaliste pour l’agence France Presse.
- Salut Anne,- On essaye de quitter le pays. Et toi ?
- Je dégage d’ici aussi. Terry du Times a été arrêté par les Russes. Ça va craindre pour les journalistes de l'ouest ici.
- L’aéroport est fermé, les gares aussi.
- J’ai trouvé une vieille bagnole, je prends la route. Vous voulez venir avec moi ? Je suis avec Di Piazza, un journaliste italien.
On a pris la route la plus directe vers la frontière ouest-allemande depuis Prague. Dans la banlieue de Prague, un camion russe se trouvait sur le bord de la route en feu :- Eh bé… Il n’y a pas que de la résistance pacifique, on dirait, m’a dit Pierre pendant que je photographiais le véhicule en feu.
Nous roulions vers une ville appelée Egra. La route était mauvaise, des réfugiés prenaient le même chemin que nous, en voiture, à vélo, à pied. Nous suivions le flux, jetant un œil de temps à autre sur une vieille carte routière trouvée dans la boite à gants.
J’étais sur la banquette arrière avec Pierre, nous nous tenions la main. J’étais bien, malgré la tension extérieure, et le danger ambiant. Régulièrement, je demandais à Jacques de ralentir, j’ouvrais ma fenêtre et je prenais des photos.
Dans une petite ville, nous nous sommes arrêtés pour regarder un char russe, à priori abandonné et en panne. Sur son flanc, il y avait un graffiti peint « Lénine reviens, Brejnev est devenu fou ! »Encore un beau cliché.
Un homme s’est approché de nous, il nous a dit que les soldats russes avaient quitté le coin. Il nous a raconté dans un mauvais anglais que des cheminots avaient fait tourner en rond pendant plusieurs heures un train russe qui apportait du matériel. Il nous a dit qu’il rejoignait des amis pour ralentir l’avancée des convois russes. Ils allaient déboulonner les plaques avec le nom des rues et arracher les panneaux routiers ou en changer le sens pour indiquer de mauvaises directions. Il a permis que je le photographie. Regardez, le voilà et là c’est le char russe tagué.
Il nous a dit aussi que la route d’Egra était coupée. Les Russes avaient mis en place des barrages à une vingtaine de kilomètres.
Il nous a dit de tenter notre chance en bifurquant vers le sud et la vile de Plzen. Peut-être que les Soviétiques qui voulaient occuper Prague et les grandes villes n’y seraient pas encore. De là, on pourrait se diriger vers la localité de Zelesna Ruda. Ensuite, c’était la RFA, la ville de Bodenmais, puis Munich. Il nous a marqué l’itinéraire sur notre carte.
Il nous a fait jurer de raconter en rentrant chez nous l’histoire du peuple tchécoslovaque au monde. Nous l’avons fait bien sûr, mais ce que nous a demandé cet homme aura influencé toute ma carrière. Ce n’est pas pour moi, pour trouver le scoop, que j’ai couru le monde ensuite. C’est pour faire témoigner tous ces gens que j’ai photographié, pour faire passer leur message.
En traversant une localité dont j’ai oublié le nom, nous sommes tombés sur deux ou trois véhicules militaires russes, entourés par la population locale sur la place. Les gens n’étaient pas forcément agressifs. Mais ils enguelaient les Russes, leur disant de repartir chez eux, qu’ils n’avaient pas besoin d’eux.
Un officier russe leur a répondu qu’ils étaient là pour les délivrer de l’invasion capitaliste à laquelle ils faisaient face. Plusieurs milliers de soldats américains et ouest-allemands occupaient la Tchécoslovaquie.
Les gens riaient et demandaient aux Russes, combien de soldats américains, ils avaient vu depuis qu’ils étaient là.
Aucun ? C’est donc bien de la propagande de leurs dirigeants. C’est cette photo-là, dans l’album.
Enfin, nous sommes arrivés en vue de la frontière avec la RFA. Jusqu’à présent, malgré le danger ambiant, nous étions plutôt décontractés dans notre voiture. La tension est montée d’un seul coup. Je serrais la main de votre grand père. Nous avancions doucement, ne sachant pas ce que nous allions trouver au poste-frontière. Il y avait juste deux douaniers tchécoslovaques, qui nous ont fait de grands signes pour que nous passions. De l’autre côté, les Allemands nous ont arrêtés. Quand nous avons présenté nos passeports français et nos cartes de presse, ils nous ont laissé passer.
Nous sommes arrivés à Munich dans la soirée.
La première chose que j’ai faite en arrivant, a été de trouver un endroit où développer mes clichés. Je suis entrée dans un magasin de photographie. On m’a laissé utiliser la chambre noire. Pierre, pendant ce temps rédigeait son article. Il a insisté sur le rôle de la population tchécoslovaque et sur la résistance passive, dans les évènements qui avaient lieu là-bas.
À mon retour, nous avions envoyé articles et photos. Notre mission était terminée. Le lendemain, ça allait faire la une des journaux en France, article et photos.
Il était impossible de retourner en Tchécoslovaquie. Les frontières étaient maintenant fermées, les journalistes occidentaux plus les bienvenus. Nous avons décidé de passer quelques jours de vacances et de détente à Munich.
Eh bien les enfants, je n’ai pas vu grand-chose de Munich. On s’est un peu promenés dans la ville bien sûr, la Marienplatz, quelques rues animées et le marché de Munich, où les échoppes s’entassent, endroit idéal pour manger et découvrir la gastronomie allemande et vite, on retournait dans notre chambre d’hôtel. C’est surtout cette chambre qu’on a visitée.
Voilà comment s'est passée ma première mission à l’étranger, et mes premières vacances avec votre grand-père.
Nous sommes rentrés à Paris quelques jours plus tard, un peu à reculons.
- Génial Mamie, super histoire.
- Belle histoire d’amour aussi.
- Bien, on va se coucher les enfants.
- Tu nous raconteras la suite demain.
- Demain, si vous voulez.
Une fois de plus, je n’ai pas pu raconter en détail à mes petits-enfants, les folles journées et nuits que nous avons passé dans notre chambre d’hôtel à Munich, avec Pierre.
À Prague, nous n’avions fait l’amour qu’une seule fois nous aurions bien recommencé, ce n’est pas l’envie qui nous manquait, mais les événements se sont enchaînés et nous n’avions pas eu l’occasion de pouvoir donner une suite à notre première nuit. A Munich, nous avons profité, dans tous les sens du terme. La frénésie de la jeunesse sûrement, la première fois que je tombais vraiment amoureuse aussi, et puis nous étions en 1968, la société se libérait, enfin la société pas trop, la jeunesse oui.
Nous avons fait l’amour le jour, la nuit, nous dormions de temps en temps, entre deux étreintes. Nous ne sortions que pour manger. Sur le lit, en dehors du lit, dans l’ascenseur de l’hôtel, que nous avions bloqué, une fois, dans un parc munichois aussi. Tout ça, impossible de le raconter aux enfants. Je découvrais mon corps aussi. J’avais déjà couché avec quelques garçons, rue des Fossés Saint Bernard souvent à la va-vite, parfois maladroitement. Là, c’était un feu d’artifice continu.
- Bonne nuit Mamie.
- Bonne nuit les enfants.
- On te laisse avec tes rêves de jeunesse, ont-ils conclus en rigolant comme des baleines.
- Je vais me coucher aussi.
A suivre.
(1) Cette histoire, et toutes les anecdotes figurant dans ce récit et imageant la résistance pacifique des peuples tchèques et slovaques, sont vraies.
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